Innocence ou ruse d’auteur ?

Agacé, voyez-vous ?... On lit un roman, et on ne sait pas quoi en penser ! Il faudrait cependant écrire une brève chronique, car l’éditeur est courageux et fabrique de très beaux livres. Éditions des instants – n’est-ce pas ravissant ?

Bien. Il a donc fallu se coltiner 130 pages ennuyeuses, jusqu’au mariage auquel il assiste, pour commencer de suivre un peu cet Andrea, personnage falot, fuligineux, sans âge ni travail ni famille ni occupation d’aucune sorte : Quittant la salle tel un funambule, Marie marchait en équilibre grâce aux deux bouteilles de champagne prises dans les cuisines. Andrea et Lise, qui étaient également saouls, ne concevaient pas comment Marie aurait pu les ouvrir et les boire.

Andrea voit ceci, regarde cela, observe Eugénie son amie, boit ceci, boit cela, et se regarde boire ou regarde d’autres personnes, buvant. Comme tout ce petit monde bavarde et discute de tout et de rien, on se rassure en se disant que l’oralité, eh bien de très bons livres sont bâtis là-dessus, de Pantagruel au Singe en hiver n’est-ce pas, et puis que diantre ! un personnage qui picole autant ne peut pas être foncièrement mauvais…

C’est donc armé d’une patience infinie et d’un espoir infime que nous poursuivîmes la lecture de ce roman au-delà de la page 152. Et peu à peu, une sorte de miracle se produit : de fade et flottant, le personnage d’Andrea devient mystérieux et fuyant. Pourquoi toujours des serveurs, des services et des hôtels ? Pourquoi refuse-t-il tous les rapports sexuels ? Pourquoi M. Desnos lui offre-t-il son hôtel ? Pourquoi accepter de partir avec Eugénie, qui est une charmante casse-couilles ? Pourquoi ne jamais parler de son double, Eugenia ? Que va-t-il faire à Barcelone ? Et Eva, qui est-elle ? Et pourquoi se rendre à Ponferrada ?

Ici, la ruse de l’auteur, dans ce premier roman, est de jouer du non-dit, de cet unheimlich – inquiétante étrangeté chère à Freud, d’ajouter du déni aux secrets, de jouer des ombres et du peu de lumière : Sur la grande façade, les vitres laissaient passer la lumière de la rue, en la transcrivant de manière fallacieuse.
Transcrire de manière fallacieuse ! Bon sang, mais c’est bien sûr !

Nous ne pouvons terminer sur ce petit digestif, trop vite avalé. Gabriel Lévi a l’étoffe d’un vrai écrivain, et on serait curieux de voir ce qu’il donnera quand il s’égarera dans le fantastique genre Labyrinthe de Pan. On n’ose imaginer ce qu’il écrirait s’il tenait compte de l’horizon d’attente de sa lectrice ou de son lecteur et s’il refusait de l’ennuyer. Mais baste, on a là un roman bourré de flou et de mystère, trop subtil pour nous pauvres chroniqueurs, et aussi un très bel objet entre les mains, car ces Instants, on souhaiterait qu’ils durent toujours.

Bertrand du Chambon

 

Gabriel Lévi, Eugénie et Eugenia, éditions des Instants, novembre 2020, 286 p.-, 13 €

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