Amour, terreur et salamandres

Il peut paraître vain d’évoquer un roman deux an après sa parution, mais celui-ci, désormais en collection de poche, bénéficie d’une nouvelle préface et est d’une force si extraordinaire qu’il serait dommage d’avoir laissé passer un tel chef-d’œuvre.

Turtle, ainsi surnommée pour un motif que l’on comprendra plus tard, est une gamine de quatorze ans douée de qualités exceptionnelles. Elle vit près de Mendocino, dans une baraque isolée de la côte sauvage du nord de la Californie. Elle a un père et un grand-père ; aucune amie ; une prof, Anna, pleine de sollicitude, qu’elle déteste ; et elle méprise le reste de l’humanité, surtout les gens riches qui vivent dans de belles maisons et qui ne savent pas survivre tout seuls dans la nature ; pis encore, ceux qui ne savent pas démonter un pistolet ni un Colt :
– J’ai un Sig Sauer, dit-elle, un 9 mm bien propre et bien huilé, avec des Hornady 115 Grain FTX. Munitions qu’elle préfère évidemment aux 230 Grain .45, surtout quand il s’agit de tirer sur une pièce de monnaie que sa demi-sœur tient entre le pouce et l’index ; leur papa les y force.

Turtle aime et vénère son père, d’un amour fou et obstiné, bien que celui-ci commette souvent des actes odieux et irréparables, après avoir lu Kant ou Heidegger et bu divers alcools. Car Turtle, tout en vivant avec un fou survivaliste dans une maison isolée, est capable et savante. Mieux encore, elle sait se débrouiller pendant des jours seule dans la nature : tuer, dépouiller et faire rôtir un lapin ou peler la tige des chardons afin d’en extraire la moëlle ; manger un scorpion après en avoir coupé la partie venimeuse, également.
Elle vit dans un monde de littoral et de forêts : Elle se fraye un chemin sur les solives du porche arrière et longe la pente de la colline où se mêlent les tritons à la peau rugueuse et les salamandres de Californie longilignes parmi les troncs pourrissants, ses talons craquent la croûte gluante des feuilles de myrte et retournent la terre noire.

Toute l’intrigue et le suspense – à vrai dire ahurissant –, toute cette histoire poignante, fascinante, surprenante réside dans le fait de savoir jusqu’où un être humain peut supporter ce qu’on lui impose : Turtle ne voudrait jamais que les « services sociaux » l’éloignent d’un père tyrannique ; mais jusqu’où peut-elle supporter les exercices de tir, les explorations de la forêt exténuantes, les coups, les sévices, les viols ? Douée d’une maturité exceptionnelle, elle s’interroge constamment sur ce qu’il est juste de faire, sur ce qu’elle désire vraiment pour enfin commencer à vivre, surtout après que son grand-père, grand criminel de guerre égorgeur de Vietcongs, est mort d’une crise cardiaque en essayant de dire à son fils :
C’est pas des façons d’élever une enfant.

Lectrices et lecteurs en seront bien d’accord. Mais Turtle est habituée à vivre ainsi, aimant sa solitude et les moments intenses que lui fait vivre son père : elle s’interroge même sur sa responsabilité, sur le besoin qu’elle a de subir ou de faire subir la violence, et sur le fait qu’elle l’a peut-être incité au viol, causant ainsi le suicide de sa mère, disparue on ne sait trop comment. Pénétrer ainsi dans l’âme d’une jeune fille nous apparaît presque comme une autre forme de viol, et l’auteur nous embarrasse fréquemment, à nous entraîner aussi dans les gouffres d’une âme égarée. Sans jamais céder au manichéisme, Gabriel Tallent nous oblige à comprendre ses personnages, à les aimer autant que lui, et lorsque l’un d’eux en vient à mourir, c’est une forteresse qui s’écroule. Rarement un écrivain aura su ainsi nous attraper par le col et nous faire regarder dans les yeux un personnage qui devient notre fille, notre père ou notre sœur. Cela tient du prodige…

Et Turtle ? Va-t-elle au moins évoluer, comprendre qu’une autre vie est possible, peut-être en rencontrant des garçons dont les parents sont "presque normaux" ? Des idées nouvelles semblent faire leur chemin, mais il est à craindre que, sentant qu’elle lui échappe, son père ne choisisse de la tuer.

Le lecteur dévorera donc les soixante dernières pages en ahanant, reniflant ou sanglotant puis verra le réveil indiquer à son chevet : déjà 4h !... et aura l’impression d’avoir été secoué tel un prunier. Peut-être est-ce une bonne chose par les temps qui courent.

Bertrand du Chambon

Gabriel Tallent, My Absolute Darling, traduit de l‘anglais par Laura Derajinski, éditions Gallmeister, mars 2018, 464 p.-, 11,70 €

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