Olivier Rogez et l’Afrique des fantômes

Ce n’est assurément plus l’Afrique fantôme de Michel Leiris qui est ici évoquée, mais sans doute une Afrique plus trouble, celle de fantômes anciens et modernes, qui sert de cadre au très beau et surprenant roman d’Olivier Rogez.

À Monrovia, Wendell reçoit la visite des anges. Pour un pasteur miséreux qui passe son temps à haranguer les foules très crédules du Libéria d’après les massacres, voilà qui est pain béni ! Il va être remarqué par une charmante évangéliste américaine, Frances, dont le projet fuligineux est d’emmener ses fidèles au nord du Nigéria, afin de dire poliment aux djihadistes de Boko Haram qu’il est temps de ne plus affliger les chrétiens... Au lieu de la croire folle, Wendell va l’assister dans sa mission délirante, s’adjoindre les services de Jackson Kwaku, un aimable escroc tiré à quatre épingles et travesti en pasteur de luxe…

Cela ne serait rien s’il n’y avait pas, à un autre bout de l’Afrique, une adorable jeune fille nommée Laya qui décide de quitter ses parents, au nord du Cameroun, pour suivre l’Initié, un mystique musulman – et donc soufi – qui enseigne le Coran de si sage manière que sa tête est mise à prix par Boko Haram. Il s’agit d’aller bâtir la cité idéale… au nord du Nigéria, tout comme les autres illuminés précités :
L’initié choisit une petite butte de terre à quelques pas du groupe. Laya s’installa à ses côtés.
 Connais-tu la sourate de la Lune, Al-Qamar ?
Laya n’en avait que de vagues souvenirs. Elle ne se rappelait que le premier verset : "L’Heure du Jugement dernier approche et la lune se fend."

Comme si cela ne suffisait pas, Laya tombe amoureuse du jeune Issa, garçon perdu mais séduisant, qui est précisément celui que Boko Haram a chargé d’assassiner l’Initié. Et pendant ce temps, la caravane de Wendell et Frances progresse entre la Côte d’Ivoire et le Nigéria, passe par Lagos, ce qui nous vaut quelques descriptions hallucinantes, entre la demeure luxueuse d’un pasteur enrichi et gras et ses choristes vêtues de robes bleu ciel et de chapeaux à mantille.

Bien sûr, à ce point du récit, on se demande si tout ce beau monde ne va pas s’écharper, en se retrouvant tous dans l’État de Borno, nord du Nigéria, région constamment arpentée par les pick-ups des djihadistes hérissés de mitraillettes. Mais, se dit-on, peut-être l’Initié aura-t-il été trucidé avant ? Quant à Frances et Wendell, peut-être décideront-ils au dernier moment d’abandonner leur projet fumeux ? Or, toute la ruse de l’auteur consiste à démolir toutes nos hypothèses, renvoyant dos à dos les amateurs de fins tragiques et les tenants d’une happy end. Olivier Rogez, en plus de sa narration maligne et généreuse, est un homme qui connaît l’Afrique, continent des surprises. Tout ce qu’il décrit de l’Ouest, entre Lagos et Yamoussoukro, est parfaitement documenté – nous pouvons ici en témoigner, ayant parcouru les mêmes régions que lui…

Grand reporter pour Radio-France Internationale, Olivier Rogez évoque parfaitement une Afrique complexe, hantée par les anciennes religions, éperdue de foi et de croyances, soumise comme une enfant à d’innombrables escrocs et à des bandes criminelles.
Mais il a de surcroît l’intelligence d’oser poser de vraies questions sur la foi et la religion : à partir de quel moment devient-on un fou de Dieu ? Est-ce que la croyance absurde est assimilable à la foi ? Et où se trouve la frontière entre les deux ? Ainsi comprend-on à la fin de ce grand roman que les moins croyants sont peut-être les plus sages et les plus généreux des êtres.
Reste à secouer de nos vêtements la latérite des pistes nigérianes et les épines des buissons, nous ébrouer et tenter d’oublier un romancier puissant.

Bertrand du Chambon

Olivier Rogez, Là où naissent les prophètes, éditions Le Passage, septembre 2021, 339 p.-, 19 €

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