Entretien avec Jean-Marie Rouart

Bertrand du Chambon : Jean-Marie Rouart, nous nous étions rencontrés en 2018 à l’occasion de votre roman, La Vérité sur la comtesse Berdaiev, et voici que vous nous proposez un texte très différent, Mes Révoltes, qui s’apparente à un essai autobiographique, et que cependant vous sous-titrez : roman.

Jean-Marie Rouart : Oui, je l’ai appelé roman, parce que même si c’est un récit qui retrace une partie de mes combats, je fais la part belle aux aspects de ma vie qui sont romanesques, et qui sans que je l’aie su à l’époque s’apparentent aux épisodes d’un roman. Par ailleurs, ce livre fait suite à une série de romans / souvenirs : Une Jeunesse à l’ombre de la lumière ; Nous ne savons pas aimer ; et Ne pars pas avant moi. Ce livre-ci, Mes Révoltes, serait donc un quatrième volume qui décrit ma vie sous l’angle de la justice. Ce qui m’intéressait, c’était d’explorer les liens entre littérature et justice.

B.C. : On est parfois surpris, dans une première lecture, de constater que vous attachez davantage d’importance à la justice qu’aux relations amoureuses…

Jean-Marie Rouart : Non, je ne pense pas. Dans les relations amoureuses également, nous vivons les événements en termes de justice / injustice. Lorsqu’une femme nous aime, nous percevons cela comme parfaitement juste ; et si elle nous quitte, nous le ressentons comme profondément injuste ! Ce que nous vivons comme juste retour des choses nous console de ce que nous avons ressenti comme indûment infligé. Pour ma part, j’ai trouvé une consolation dans la littérature.

B.C. : Vous avez donc dû admettre que l’on vous a rendu justice : vous êtes édité par cinq grands éditeurs, vous êtes académicien depuis 1997.

Jean-Marie Rouart : Certes non ! Bien sûr, je suis académicien, on me dit que je suis un écrivain reconnu, mais je ne le vis pas du tout ainsi. Je me vis en tant qu’artiste. Comme tous les artistes, je redoute l’échec, le manque de reconnaissance et jusqu’à la parution d’un livre, j’ai peur qu’il ne soit mal publié, puis mal reçu ! Je ne pense pas du tout que je suis académicien. Je pense être un homme qui cherche à faire aimer l’expression de son art. Et tous les artistes le vivent ainsi : ils craignent d’échouer, ils ont peur d’être mal compris, et à chaque fois il leur faut franchir un abîme et le conjurer.   

B.C. : Au début de votre récit, vous évoquez votre relation à la littérature quand vous étiez jeune et, parlant de grands auteurs tels que Stendhal, vous avez cette phrase extraordinaire : Je me lisais… Pouvez-vous expliciter cette phrase ?

Jean-Marie Rouart : C’est simple : au fond, la littérature est plus que la littérature. On va s’y reconnaître, s’y trouver, s’y retrouver. Il s’agit de construire son identité. Donc, en devenant ce que l’on est, on se lit dans les œuvres des autres. Il faudrait pouvoir déterminer ce qui, en nous, relève de l’œuvre de tel ou tel auteur – pour moi : Stendhal, Balzac, Tolstoï, Paul-Jean Toulet, Mauriac… et bien d’autres sans doute. Écrire, cela provient d’une nécessité : se lire, être soi, et exposer sa propre vision du monde.

B.C. : Vous avez dit que vous aviez voulu examiner les liens entre littérature et justice. On pense aussitôt à votre engagement quant à l’affaire Omar Raddad (dont on va à nouveau examiner le recours en justice au mois de mai prochain)…

Jean-Marie Rouart : J’ai été saisi d’un seul coup par le sentiment d’injustice face au traitement honteux qu’avait subi Omar Raddad : une accusation fabriquée de toutes pièces. J’étais seul. Quelques écrivains m’ont suivi, tels que Rinaldi, d’Ormesson… Mais j’étais le seul à vouloir écrire là-dessus, pour défendre cet homme, et surtout, comme il l’a lui-même dit : pour défendre la France, et une certaine idée de la justice. J’ai été condamné par la 17ème chambre et viré du Figaro. Je ne l’ai pas regretté. J’étais mû par une indignation immense. Finalement, qu’est-ce que l’homme ? C’est un être qui est capable de s’indigner. Il y a eu des précédents bien connus dans la littérature française… En ce sens, je me sens un écrivain très français, donc universel. Il faut dire que deux grands procès ont marqué la conscience française : le procès de Socrate et le procès de Jésus. Ce sont, avec l’affaire Dreyfus, des moments-clés du sentiment de justice que l’on s’est construit dans notre pays.

B.C. : Vous avez pris aussi des risques importants – je pense à l’affaire des industriels du pétrole, qui voulaient ruiner Roger Bodourian, un de leurs revendeurs. N’auriez-vous pas pu vous « faire descendre » ?

Jean-Marie Rouart : Peut-être, d’autres le craignaient pour moi, en effet. Mais il y avait eu, auparavant, une affaire tout aussi grave : celle d’un commissaire de Lyon, qui entretenait des liens étranges avec le proxénétisme. J’avais écrit dans Le Figaro sur ces malversations, et j’avais été menacé. Et encore avant, j’avais aussi défendu Gabrielle Russier… Mais vous savez, on se sent immunisé lorsqu’on se bat pour une cause juste et que l’on va jusqu’au bout d’une affaire. Demander justice haut et fort vous donne une sorte de grâce d’état ! Il y a eu bien sûr des écrivains tels que Voltaire, Mauriac… mais aussi, plus près de nous, des gens peu connus, des citoyens, tels que Madame Frachon, dans l’affaire du Mediator… On se trouve soudain comme protégé, immunisé. Ce sont des grâces qui nous sont données…

B.C. : Venons-en maintenant à votre grande amitié, celle de Jean d’Ormesson. Vous lui avez beaucoup pardonné !

Jean-Marie Rouart : Mon livre parle de la destinée, et donc des rencontres importantes dans ma vie. J’ai rencontré Jean d’Ormesson alors que j’avais dix-huit ans. Plus tard il est devenu directeur du Figaro où je travaillais déjà. Mais les choses ne se passent jamais comme on s’y attend. Il n’était pas fait pour être directeur d’un grand journal, il en détestait les contraintes, et je lui ai posé problème en voulant publier des articles difficiles. Je lui ai proposé ma démission, et au lieu de la refuser comme je m’y attendais, il l’a acceptée ! Par la suite, nous avons trouvé que nos liens étaient trop importants pour gâcher cette grande amitié et nous nous sommes à nouveau rapprochés. Cela me fait penser à la conception de Leibnitz : d’un grand malheur pourra surgir un bonheur plus grand (c’est à cette idée que Voltaire s’est opposé en écrivant son Candide)… Je compare quelquefois ma vie à celle du fameux personnage de Calderon, qui se trouve tantôt dans un palais, tantôt dans un cachot. Un artiste doit s’attendre à passer de l’un à l’autre…

B.C. : La phrase qui nous subjugue à la fin de votre livre, c’est ce constat que vous faites : C’était écrit.

Jean-Marie Rouart : Mais c’est parce que nous ne faisons que devancer un appel mystérieux... Je crois au destin, je crois à l’existence des Parques ! Quant aux épreuves que nous traversons durant notre vie, elles participent de l’enrichissement de notre personnalité. Quelqu’un qui n’a pas vécu divers malheurs est peut-être quelqu’un d’insensible, qui ne cherche pas à s’épanouir. La souffrance est constitutive de l’âme humaine. Et si l’on veut devenir un grand styliste, il faut tenir compte de ce fait, et ressentir une formidable empathie pour l’espèce humaine.

B.C. : Iriez-vous jusqu’à considérer que notre âme, avant notre naissance, choisit un certain nombre d’épreuves afin d’évoluer ?
 

Jean-Marie Rouart : Je n’en sais rien. Mon idée serait un peu celle de François Mitterrand : Je crois aux forces de l’esprit. Les âmes des défunts demeurent quelque part et il doit y avoir une sorte de continuité – c’est pourquoi je suis sensible au culte des ancêtres, aux sagesses du passé, à la culture grecque et chrétienne. Mais ma spiritualité est forcément celle d’un artiste : elle est avant tout dirigée vers la création.
C’est le travail de toute une vie de réussir à établir ce parallèle entre vie spirituelle et création. Notre plus haute expression, c’est la création.


Jean-Marie Rouart, Mes Révoltes, Gallimard, mars 2022, 280 p.-, 20 €
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