Frédéric Andreu, l'homme-livre aux semelles de vent

Frédéric Andreu a fait allégeance à la poésie. Il nous écrit comme d’une terrasse ouverte sur le vaste monde, au fil de ses vélodyssées, de ses périples et de saisons de lectures qui font leur nid au creux d’offrandes-livres poursuivies jusqu’à l’au-delà du livre...
Comme Phylos(1), Frédéric Andreu vit sur deux planètes. D’abord, sur celle échue au commun des mortels sans lendemain dont il traverse les barreaux, les sommations, les simulacres, les systèmes de fraude ou d’exploitation et les communautés d’illusions en flâneur toujours entre deux rives - ou en franc-tireur déterminé. Et sur une planète Livre sans murs répondant aux tumultes de la première, dont il savoure la rosée délicate en voie d’évaporation. Seul le poète sait la perle de rosée habitable...
Sa traversée des temps de basses eaux et des planètes, il l’effectue le plus souvent en vélo, jusqu’aux brumes de Groningue ou à Mourmansk – comme le poème, la petite reine permet d’aller plus vite et  plus loin, de tracer un chemin ou de  soulever un ciel, de rapprocher des horizons, de déplacer des monts comme on déplace les lignes...
Né à Villeurbanne, en banlieue de Lyon, il vit un attachement tant organique que familial à l’Alsace : Je découvre ses paysages inspirants à la faveur du mariage d’une cousine lyonnaise. C’est ce que j’appelle un moment de rencontre avec la clarté germanique d’une région où je décide de m’installer en 2010 après bien des visites réitérées à la famille.
Sans doute se souvient-il des vers d’Ausone de Bordeaux (IVe siècle) : Quelle route poursuivre vivant si en chemin le souci intérieur nous suit ?
Ses attaches alsaciennes s’accommodent de semelles de vent qui l’emmènent aux confins, de plateaux vosgiens en salons du livre hexagonaux et cités improbables sur toute l’étendue du continent eurasiatique. Histoire de mieux nous donner de ses nouvelles, toujours tendu dans l’obstination d’écrire entre deux mises à l’épreuve – toujours au seuil d’une grisante page d’écriture et d’éternité à tourner...

Quand le livre fait signe...

Les voix qui lisent en nous éclatent parfois de bonne heure – comme elles nous éclairent quand l’univers entre dans un livre : Avant même de savoir lire, j’ai vu un livre omniprésent dans la maison familiale et partout ailleurs : La Billebaude de Henri Vincenot. Sur la quatrième de couverture, il y avait le portrait de ce vieux monsieur en habit bourgignon. Ainsi, l’objet livre est arrivé à moi par son entremise... Mais, depuis, je n’ai toujours pas trouvé ou pris le temps de lire ce livre qui m’avait fait signe...
Son entrée dans la vie des lettres se poursuit par une seconde étape : En juin 1993, j’ai été saisi par un poème dit par Marcel Béalu sur les ondes de France Culture. Bealu était chapelier et avait crée une maison d’édition baptisée Le Pont traversé. Sa fille Agnès tenait la librairie parisienne du même nom... Ce poète rare qui avait peu publié avait créé en moi le désir d’écrire, qui m’avait tenaillé tout l’été. Alors, je m’y suis mis...
L’année suivante, la troisième étape se présente sur les escaliers de l’université de Lyon : J’étais assis sur le parvis en train de relire mes brouillons. C’est alors qu’un groupe de jeunes gens m’aborde et se met à les lire sans m’en demander l’autorisation... Une jeune fille me propose d’en faire des photocopies. Elle les a envoyés à la Maison de Poésie, alors située rue Ballu à Paris et dirigée par Jacques Charpentreau, un poète pour la jeunesse bien connu... Un peu plus tard, je reçois un courrier de cet institut, accompagné d’une invitation à me rendre à Paris. Tout cela a rimé avec ma « première fois » à Paris et avec mon premier métro. Dans le wagon, je remarque à l’autre bout une phrase sur une affiche. Elle disait : "la vie sans vers", ce qui est plutôt cocasse pour ma première visite à la capitale comme poète tout juste reconnu. Je m’approche. C’était une publicité pour le vermifuge Bio Canina...
Après une cérémonie en Maison de Poésie, les lauréats se voient proposer une publication collective sous le titre Les Poètes de l’an deux mille, sous-titrée « 140 poèmes inédits de 70 poètes » chez Hachette jeunesse : Ainsi, j’étais sorti de l’anonymat total sans avoir rien demandé et j’ai accepté l’invitation encourageante à suivre une voie étroite...
C’était là son cadeau de bienvenue pour le franchissement de la ligne de seuil en poésie – un peu de joie et un élan pour la vie : Je l’ai pris comme une clé tendue par le destin...
Bien plus tard, une quatrième étape vient en son heure lorsqu’il fait connaissance avec Radio Courtoisie, une radio associative créé par Jean Ferré, un ancien journaliste du Figaro : Pendant vingt ans,  j’ai écouté Pascal Payen-Appenzeller qui produit la seule émission consacrée uniquement à la poésie, la plus écoutée aussi. Un jour je lui envoie mon recueil, Droit d’hauteur, sous-titré "un légendaire poétique pour des temps sombres et mécaniques". C’est ce mixte entre proses poétiques et poésie classique qui m’a valu d’être invité à son émission en 2022... 

Cette chose sans gain, "écrire"...

Frédéric Andreu poursuit une maitrise de philosophie à l’université de Lyon, sanctionnée par un mémoire sur les Trésors d’église à Concques, tout en travaillant au musée d’archéologie de Vienne (Rhône). Puis il enchaîne diverses expériences – dont la gestion d’un accueil de montagne pour cyclistes tutoyant les cimes, toujours à la poursuite de cette chose sans importance, sans gain ni vanité, mais si écrasante : écrire... Mais à combien de vies possibles ou de conforts illusoires faut-il renoncer pour simplement écrire ou jeter par brassées ce qui est raconté partout, déjà – et faire advenir le miracle du livre, serait-ce à la face de qui ne sait plus lire ou dire quand penser est tenu pour se prendre la tête?
Rendu à la très haute solitude de la chambre d’écriture, il crée une structure pour s’auto-éditer, baptisée Alcudia et se donnant pour raison d’être le reboisement de l’imaginaire. En  2010, il publie à cette enseigne le premier de ses livres, L’Art s’envisage – une réflexion sur la disparition du visage... Une douzaine de titres suivent dont Vélodyssée en terres nordiques – un journal de voyage paru en 2018.
En 2020, il publie son Voyage au bout de Céline, sur la base du témoignage d’un vieux Danois qui avait rencontré l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) en 1948, à sa sortie de prison : L’avocat danois de Céline avait refusé de le renvoyer en France où il risquait de subir encore les foudres de l’épuration pour ses pamphlets antisémites. Alors, il le loge, avec son épouse Lucette, dans une maison de campagne près de la Mer du Nord. Au cours d’une équipée cycliste qui m’avait mené au Danemark,  j’ai eu une discussion avec un monsieur aux cheveux blancs. C’était le fils du menuisier qui venait réparer les huisseries de la maison de campagne où Céline était hébergé. Il accompagnait souvent son père pour l’aider comme "petite main". Une amitié est née entre le farouche écrivain devenu misanthrope et ce gamin qui avait huit ans et dont j’ai recueilli le témoignage d’homme plus que mûr...
Pour conjurer l’inachèvement désespéré de toute vie, il poursuit la sienne dans l’obstination des lettres qui ne veulent pas mourir – dans celle de creuser son sillon poétique : La poésie donne pouvoir sur rien, mais souveraineté sur tout. Elle crée ce détachement envers les possessions matérielles et permet de rompre avec le matérialisme pratique. Comment peut-on se contenter d’une vie limitée à ses possessions, dans l’indifférence au divin ? C’est l’horizon bas de notre époque. La poésie fait changer d’octave, elle est changement d’octave et permet de passer du mono au stéréo. Ce qui manque dans nos vies, c’est la dimension de la résonance. Une résonance poétique précède un raisonnement juste : pour raisonner sûr, il faut résonner avec...
Écrire, tracer des signes noirs sur le blanc des pages, serait-ce là son bien le plus précieux dans ce théâtre dont les ombres se dissolvent dans le rien ? Un jour, quelqu’un est passé comme on écarte ce rideau d’ombres. Cela aura fait juste le froissement d’une page tournée et un peu de lumière dans une chambre avant la grande nuit tombée sur le monde...

Michel Loetscher

Frédéric Andreu, Les brumes de Groningue, éditions Les Impliqués, septembre 2022, 108 p.-, 13€

  1. Phylos, J’ai vécu sur deux planètes, éditions Leymarie, 1948
    Paru initialement dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

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