Le Fourgon des fous

Récit sensible par le sujet douloureux qu'il aborde et par son traitement en douceur, par l'effacement et la simplicité, Le Fourgon des fous nous fait entrer dans le corps d'un supplicié, d'un torturé qui voudrait oublier mais dont le corps garde la mémoire sensible de ce qui a eu lieu.

Ce dont l'auteur fait aussi la triste expérience, c'est de la liberté. Après treize ans de cellule et d'un traitement inhumain, torture régulière et isolement, la vie est devenue une lente résignation à la souffrance et un combat intérieur pour la préservation de sa santé mentale, toujours s'opposer au bourreau en obéissant à sa force, ne rien montrer, ne rien donner à jouir de ses souffrances, encaisser, survivre. Que reste-t-il de l'homme une fois libre ? que peut-il faire de lui, qui n'a pas appris et qui n'a plus rien dehors (ses parents sont morts, sa sœur est expatriée), quand on le jette ainsi dans le vide ?

« Jusqu'hier, je me prenais pour un individu  fort, physiquement et mentalement fort. Maintenant je me sens faible. Je ne sais pas ce que je vais faire dans la société. Je n'ai pas de travail, je n'ai pas de domicile, je n'ai pas de papiers. Mes amis sont ces gens qui sont avec moi, ceux qui ont été prisonniers. Ils sont dans la même situation que moi. »

Le récit est en trois moments distincts.

Le premier est le récit sobre de l'enfermement, des tortures et de la libération, revue de faits qu'on voudrait en vain sans émotion mais que l'auteur laisse percer

Puis vient la torture en elle-même, comment elle est imposée, par quels moyens le « propriétaire » du prisonnier s'en joue, gentil ou méchant selon le cas, ce qu'il subit et à quelles fins. Le corps est le témoin de cela, le corps porte les stigmates et reviendra hanter l'esprit longtemps après la libération pour que le souvenir demeure. C'est le corps qui sait. Cette expérience est personnelle, Carlos Liscano ne dit pas autre chose, chacun ayant un rapport différent à la souffrance, mais cela n'empêche la portée universelle du propos, l'absence volontaire de pathos y étant pour beaucoup. La torture est omniprésente, avant et après aussi bien que sous les coups, car il faut s'y préparer et s'en sortir, le supplicié ne fait plus rien d'autre que d'être un être-pour-souffrir, la hantise est là, implacable.

Mais l'expérience de ces souffrances, le corps ne peut l'oublier, et c'est à son corps, après tant d'années, que Carlos Liscano fait son récit pour faire l'éloge de sa résistance, de sa douceur et de sa beauté. Car « […] la douleur physique [et la crasse sont] une porte d'accès à la connaissance de soi. »

Devenu infâme, le supplicié atteint à un état supérieur de son être, il est intouchable, plus rien ne peut l'atteindre. Il peut avoir été avili par son « propriétaire », battu, humilié, moqué, écrasé sous un poids d'injustice et de bêtise incroyable, rien ne pourra — sauf la mort, mais la mort n'est pas du ressort des geôliers —, lui ôter cela qu'il est à lui-même un être devenu libre, enfin. Même les rapports avec les tortionnaires s'inversent, comme si le bourreau avait besoin de sa victime pour exister.

Longtemps après, exilé, apaisé, devenu un écrivain important, Carlos Liscano revient sur cette période où il s'est senti être un homme, par la pire voie qui soit, mais comme une révélation. Le Fourgon des fous est un étrange voyage, d'une grande neutralité de ton, qui touche pourtant au cœur de la vérité d'un homme, de tous les hommes, et qui pose la question de la valeur de la Liberté. Si c'est un homme…


Loïc Di Stefano

Carlos Liscano, Le Fourgon des fous, 10/18, octobre 2008, 161 pages, 7,40 euros

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