Le vacarme après la tempête

Blitzkrieg

Dès le lancement de ce roman hors normes, les faiseurs de réputation se sont déchaînés et les polémiques ont enflé comme des outres éoliennes pour répandre leur souffle confus.

Et voilà ceux qui crient au loup, qui hurlent avec eux, qui montrent leurs crocs au nom d’une morale aussi sinistre que ce qu’elle condamne, celle-là même qui met en danger le travail des historiens lorsque des gouvernements décident de régenter le discours historique. Qu’il est facile de se donner des airs de dignité, en se drapant dans un devoir de mémoire certes honorable, mais bien galvaudé quand il sert de prétexte à critiquer pour le plaisir du bon mot, pour briller dans des talk-shows insipides, pour remplir des colonnes dans des magazines où l’intelligence s’est prostituée auprès des éditeurs malchanceux qui n’ont pas su reconnaître une grande œuvre ! Et sans parler d’un certain essai qui n’a même pas eu l’heurt de trouver comme titre autre chose qu’un jeu de mots inepte, et que nous ne nommerons pas : un tel palimpseste n’a d’intérêt que pour les ennemis de la littérature.

Et voilà la horde des bienfaiteurs de la conscience qui brandit les mots honnis, jadis l’apanage des censeurs : « pornographie ! », « obscénité ! », « fascination morbide ! », « affront pour les victimes ! », et autres locutions toutes faites, adaptées à l’obscurantisme et à la mauvaise foi. Arrêtons là, et ne sombrons pas dans l’abîme sans fond de la querelle de traits d’esprit. Les victimes sont honorées par la mémoire des hommes. Elles sont évoquées par la plume de l’écrivain. Ceux qui ont peur d’une possible admiration, eh bien, qu’ils aident à déceler les malheureux, les nostalgiques et les lunatiques qui prennent un malin plaisir à se repaître des relents de génocide. L’art peut s’accommoder de l’horreur, et nombreuses sont les œuvres littéraires qui l’ont fait. Les récalcitrants n’ont qu’à laisser cette littérature chez les libraires, pour ceux qui n’oublient pas, mais qui acceptent que le temps permette à l’esprit d’utiliser les expériences humaines au profit de la création. Chostakovitch disait de ses symphonies qu’elles étaient chacune une pierre tombale en souvenir des victimes du stalinisme ; que le livre de Littell apparaisse alors comme une œuvre commémorative, sur le mode de la nudité de l’horreur.
Et voilà un livre qui arrive comme un coup de marteau, comme un éclair de lucidité sur la période du vingtième siècle qui a achevé de donner à l’homme sans dieu une dimension apocalyptique.

La NRF ne s’est pas trompée avec son choix, pas plus que l’Académie ou le jury du Goncourt ne se sont fourvoyés. Les arcanes des prix littéraires ont beau être ce qu’elles sont, un repaire clanique, une œuvre de circonstance, voilà une sanction d’excellence pour un roman qu’il convient d’observer de près, avec attention et calme. Il ne suffit pas de céder au syndrome de la meilleure vente de la fin 2006, de lire et d’admirer ce livre simplement parce qu’il a créé un mouvement d’indignation et de vitupération. Encore faut-il tenter d’en percer la prose.

Cette critique, qui vient après la tempête, a pour but de proposer des pistes de lecture, des repères, de faibles lueurs dans la nuit et le brouillard de cet hénaurme magnum opus.


Suite d’orchestre

Narrons quelque peu la tragédie de Max Aue, le « héros » du roman :

Sept mouvements pour une pièce baroque, au sens historique comme au sens figuré : sept excroissances narratives qui adoptent le caractère de leur contenu : Toccata semi-improvisée, paroles de la mémoire du boucher, du bourreau à visage humain, expression de la banalité du mal, cynisme mathématique du décompte journalier des victimes, camouflet adressés à ceux pour qui l’importance du crime passe avant tout par le poids des chiffres : point d’inhumanité supérieure dans le meurtre de six millions d’innocents, par rapport à la mort de six mille ou de six êtres humains ; juste la folie ordinaire et coutumière de l’agent de la fonction publique, du secrétaire impavide traçant des courbes et des croix dans les feuillets de la haine. Et surtout, improvisation brillante sur le thème baudelairien du lecteur semblable, du frère en humanité. La brièveté de cette introduction sur la lourdeur de la conscience, aveugle force de l’esprit, quasi divinisée par le coupable, fait tomber une chape de plomb sur un roman où la parole ne s’apitoie pas plus que s’il s’agissait d’un programme d’extermination de vermine. Mais, au fait, n’était-ce pas cela, « la lutte à mort contre le bacille juif » chère à Goebbels et aux hiérarques du NSDAP ? Allemandes I et II, mouvement ample et noble, qui nous conte en deux temps l’ascension irrésistible de Max Aue, ses rêves de petit fonctionnaire, son carriérisme d’arrière-cour, qui rappellera à beaucoup de lecteurs leur propre vie, parce qu’Aue est un être indécis, tantôt veule, tantôt sympathique, souvent plein d’esprit. Ce personnage qui annonce d’emblée avec crudité son homosexualité et le plaisir qu’il éprouvait à la vivre au sein d’un système qui la condamnait à mort. C’est aussi la mise en place des premiers massacres, l’arrière du front russe, ce front russe qui fait fantasmer les fous de guerre, qui « plaît » aux amateurs d’uchronies faciles, aux joueurs de guerre en mal de sensations fortes, le voilà ce front abject, empli de l’odeur putréfiée et excrémenteuse du massacre. Et l’auteur commence à déployer avec maestria sa litanie de noms et de toponymes interchangeables, donnant le tournis, vertige d’un langage bureaucratique et militaire, acronymes et abréviations, titres et honneurs militaires, querelles d’administrations, jalousies de fonctionnaires et d’officiers, règlements de compte puérils au milieu d’une machine à détruire et à exterminer. La vie se déroule comme les notes de l’allemande : calme et fluide au royaume de la terreur. Et puis, c’est la Courante, c’est le passage attendu sur Stalingrad, sur ce siège où l’héroïsme, concept trop faible, s’est lui-même incliné devant l’un des efforts de volonté le plus titanesque de l’histoire des hommes.

Mais sont-ce des hommes, ces créatures nageant dans leurs excréments, pourrissant et se gangrenant dans le froid éternel de la Mère Russie ? Thématique de la dysenterie, de la ‘courante’, (oserons-nous le jeu de mots ?), et si Littell l’avait fait exprès ? Humour volontaire et troupier, pour des soldats de la honte qui ne sont plus que des anus et des bouches hurlant jusqu’à la mort pour que l’oubli les prenne. Après sa blessure terrible, Aue danse la Sarabande, repos du guerrier, retour de l’érotisme, voyage en France, dérèglement du roman qui se transforme en polar, avec la mort mystérieuse des parents du narrateur. Menuet (en rondeaux), forme chère à Couperin, puis à Bach, éternel retour d’un refrain d’abomination : endlösung, solution finale et visites multiples du système concentrationnaire. Les cheminées d’Auschwitz, Kver Israël, tombeau d’Israël, brûlent, et les sons et les parfums des krématoriums tournent dans l’air du soir. Point de sensationnalisme, point de descriptions inutiles de ce que l’on sait ; juste la routine, la fatigue des voyages, les petites soirées entre amis au bord de la piscine, dans les appartements du Kommandant. De temps en temps, un cri d’agonie. Agonie du Reich dans l’Air, extraordinaire page de folie, aria solitaire, opéra de sperme et de sueur, où le narrateur s’enferme dans un château comme dans son esprit pour y vivre ses fantasmes scatologiques et incestueux. Souillure du lieu et du lebensraum, échos de la défaite. Puis la Gigue finale, ultime pied de nez, folie collective, Hitler ridiculisé, tiré par le bout du nez par un Aue sombrant dans les abysses du meurtre, fin géniale de mauvais polar, amèreté dansante d’un tourbillon de destruction de flammes et de ruines parmi les animaux fous du zoo de Berlin. Et les Bienveillantes surgissent enfin pour donner la paix au lecteur, vaincu par la nausée du triomphe : celui d’avoir tenu jusqu’au bout dans ce maelström de délire et de normalité confondus.

Des références multiples

En quelques lignes on peut tracer le parcours culturel du roman. C’est ce qui fait sa force. Inutile de gloser sur les quelques anglicismes du roman ; ils existent. Et alors ? Balzac et Flaubert n’ont pas été les premiers ni les derniers à commettre des erreurs de syntaxe. Si on les absout de ce crime de lèse-académie, inutile de se moquer de Littell ! Quand on a seulement ce genre de critique à la bouche, mieux vaut essayer de se pencher sur le remarquable réseau d’échos culturels dessiné par l’auteur. Certes, d’autres ont insisté sur les lectures historiques de l’auteur, en tout point remarquables, pour ce que l’on peut en juger avec nos connaissances. Mais l’intelligence du discours ne se limite pas à l’exégèse de Ian Kershaw et de ses coreligionnaires.

Ce titre, Les Bienveillantes, est un choix superbe : les Érinyes, ces déesses vengeresses du parricide et du matricide, qui poursuivirent jadis Oreste chez Eschyle et tant d’autres, nommées Bienveillantes, Euménides par des Grecs soucieux de les humaniser, de les rationaliser, sont à leur place dans cette histoire d’un fils un peu décadent, homosexuel honteux, assoiffé de délires érotiques incestueux, et qui, il faut le croire, sombre effectivement dans le meurtre parental au cours du roman. C’est là le génie de cette œuvre : la conscience du narrateur le fait trembler pour les crimes privés d’un Meursault nazifié. Il nous explique que son antisémitisme, sa participation aux exactions des Einsatzgruppen n’étaient qu’une nécessité tout au plus, au moins une obligation de service, une simple question de quotas et de rendement ! Voilà donc ce clown d’Aue, désigné ainsi implicitement par lui-même : ne dit-il pas à la fin des Allemandes I et II : « Finita la commedia » ? Paroles finales de l’opéra de Leoncavallo, Paggliaci, quand le comédien-clown assassine sa bien-aimée et l’amant de celle-ci devant des spectateurs médusés. Spectacle grotesque des fantaisies sexuelles et infantiles d’un fonctionnaire zélé, d’un SS rompu à la technocratie chaotique et inexorable d’un Reich qui a duré douze ans.

Mais alors, comment ne pas songer au Marquis de Sade ? Le château du mari de la sœur d’Aue, le compositeur Von Üxküll, n’est-ce pas le château de Silling, celui des Cent-vingt journées de Sodome ? Aue excrète, urine, éjacule, vomit dans toutes les pièces, sur les rideaux, sur les lits, dans les tiroirs des commodes. Mais avant, n’y avait-il pas aussi cette fixation amorale sur les verges gonflées des pendus, les sexes violés, les flots de matière fécales dont l’odeur envahit les narines d’un héros tombé dans la fosse septique de l’histoire ? Auschwitz, anus du monde, l’expression est connue ; déjà Dante compare l’ouverture de l’Enfer à cette partie du corps. Le Styx et le Phlégéthon chez Dante sont deux fleuves de merde et de mort, de feu et de tripes. Extraordinaire transposition, glissement du sens de la nuit nazie vers l’obscurité éternelle d’un enfer terrestre. Bataille aurait admiré cette libération des sens au contact du meurtre. La mise à mort, le supplice magnifié par une poésie barbare où l’impur devient sacral, comme chez Foucault. Et dans ce chapitre extravagant où les parents du narrateur meurent dans des circonstances ignobles (que le mot paraît faible après ce roman glacial !), on glisse de l’orgie sadienne à l’outrance contemporaine d’un Bret Easton Ellis, dans un récit elliptique et décousu, à la temporalité décalée. German Psycho, autre titre possible pour cet ouvrage !

Mais ce ne sont pas seulement les lectures qui viennent à l’esprit : ce roman, c’est la mise en lettres d’idées cinématographiques, et une référence s’impose, celle de Robert Siodmak : Nachts, wen der teufel kam, film de 1957, traduit bizarrement par Les SS frappent la nuit, formidable enquête sur un serial killer en 1944, au sein d’une bureaucratie nazie dépeinte avec autant de maestria que chez Littell. Plus proche de nous, Der Untergang, La Chute, ce film effrayant, aux allures de fin d’un monde, avec cette thématique d’un corps en fin de vie, d’une maladie d’état. Ces images, elles sont développées dans le roman de Littell, elles prennent une dimension mythique par leur inscription sur la page.

On le voit, les allusions culturelles sont nombreuses, que ce soit dans le domaine de la philologie, de la littérature, de la politique. La mise à plat des idéologies hitlériennes et staliniennes, leur collusion, le relativisme de la question juive : oui, il faut le rappeler, il y a eu des compromis, des discussions, des échanges commerciaux d’êtres humains, oui, les victimes, comme toutes les victimes des massacres de l’histoire, ont vu se pencher sur leur cas les regards de profiteurs de guerre, d’indécis intéressés par un bénéfice rapide. Les Justes ont été rares, les injustes furent légion.

Mais ce qui frappe le lecteur, c’est ce style cru, cette froideur ultime de mort et de douleur, cette coagulation d’une hémorragie d’horreurs énoncées avec le tranchant d’un scalpel et l’humour d’un médecin légiste. Oui, le livre est pornographique, au sens terrifiant du mot ; citons cet extrait d’un discours de Göring : « la seule forme de pornographie autorisée dans le IIIe Reich, c’est l’antisémitisme ». Ce n’est pas la description clinique et racoleuse des pénétrations anales incestueuses du frère et de la sœur, ce ne sont pas les masturbations et les fellations régulières consenties entre officiers blasés et amants SS, non, ce ne sont pas ces clichés, racontés comme tels, moments de plaisir finalement assez vides (là encore, c’est la sexualité post-moderne d’Ellis, et, pourquoi pas, de Houellebecq) ; ce sont les corps meurtris et brisés, c’est la litanie de la logique et du système nazi qui mettent à nu un monde sans pudeur, sans tabou, sans limites. Le roman donne ses lettres de noblesse à l’obscène et au grotesque. Opéra fétide et putride, ballet où les corps enchevêtrés des sacrifiés, chair contre chair, se touchent avec la grossièreté et la barbarie du viol.

Finale

Pour en finir avec ces quelques réflexions sur l’œuvre de Littell, évoquons la fin du roman, cette fin qu’on a pu voir qualifiée de grand-guignolesque dans la presse anglo-saxonne, qui redoute la traduction du roman (Joyce, autre référence possible pour le roman, aurait bien ri !). Là encore, souscrivons à cet avis, mais de manière positive : c’est vrai, la fin évoque l’outrance, l’énormité. Hitler, traité comme un garnement, Aue faisant le clown, une fois de plus, en lui tirant le nez, voilà un tableau digne d’un Terry Gilliam ! Le zoo avec ses animaux qui fuient, (L'Armée des douze singes de Gilliam, justement, à la mode nazie !), les inspecteurs d’opérettes qui pourchassent Aue, son ami Thomas, l’übermensch par excellence, sorte de décalque inavoué d’Heydrich, tout cela enlevé par une vague de folie et d’assassinats absurdes. La conclusion logique d’une logique de mort, d’une mécanique de l’annihilation.

Alors oui, le roman peut choquer, oui il peut heurter. Mais il se devait d’être ainsi. On ne pouvait avoir à lire un petit mémoire effarouché sur les actes d’un SS impliqué dans les pires atrocités du régime qui l’a fabriqué.

Le roman de Littell, c’est comme le théâtre d’Artaud, c’est la peste, c’est un palimpseste qui nous parle de catastrophe et de disparition. C’est une œuvre majeure qui donne une voix aux plus noirs tréfonds de notre inconscient. Mais cette voix nous dit : ces tréfonds obscurs ne sont-ils pas en vérité ce qui nous rend humains et vulnérables, nous fragiles silhouettes errant dans la grisaille de nos erreurs ?


Romain Estorc

Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard, NRF, août 2006, 27,30 euros. Edition revue par l'auteur en Folio, 2008, 12 euros.

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