La voie de l'honneur

Traduction récente d’un ouvrage paru dans les années 1950, Le Sabre des Takeda a pour titre original Fûrinkazan, et peut-être eût-il été préférable de conserver cette translittération. Le vent, le feu, la montagne, éléments primordiaux du tellurisme shintoïste se conjurent majestueusement sous la plume hiératique de Yasushi Inoue. Pour qui connaît Ran, ou encore Le Château de l’Araignée, comment ne pas songer aux fresques impavides d'Akira Kurosawa, alors que l’on parcourt au rythme des heures et des saisons la destinée du clan Takeda ?

Les Takeda, lignée parmi les plus puissantes de la période dite Sengoku, celle des guerres des provinces, assez proche dans la réalité géopolitique, si l’on peut se permettre une expression aussi anachronique, du temps des seigneurs de la guerre chinois. Avec l’art de la mise en perspective hérité d’un peintre traditionnel, et soutenu par une plume jamais bavarde, toujours essentielle, Inoue mêle aux intrigues de ses personnages des fulgurances éphémères au parfum d’haïkaï. Ephéméréité : tout est dans le cisèlement, dans l’instant fugace imprimé dans la page et condamné à l’immortalité du regret et aux saveurs amères de la mélancolie : passage des ans, avec la figure fantastique de Yoshimoto Kansuke, le légendaire stratège aux intuitions travaillées à l’aune des préceptes de Sun Tse, passage de l’innocence, avec ces portraits de femmes, Dame Okoto, Dame Yubu, soumises à la loi des mariages politiques et aux caprices de leurs concubins, passage de la vie surtout, rendu paisible et effrayant par ces plans larges et statiques, quand les hatamotos et les bushis des clans éternellement rivaux s’affrontent sans trêve et sans merci au cours des ans, répandant leur sang au beau milieu des pêchers en fleur et des champs de gynériums. Ce Kansuke, éminence grise au physique de Gloucester, qui aurait pu devenir un Richard III, et qui par la grâce de son humanité et de l’adoration transcendant le syndrome d’une paternité toujours désirée et jamais acquise, arrive à acquérir la dimension simple et colossale des figures qui portent l’histoire dans le sillage de leur œuvre. Cette adoration, il la réserve à Harunobu, qui se nommera Shingen après son entrée en religion, et à l’un de ses fils, Katsuyori, né de l’union avec Dame Yubu, la concubine favorite. Kansuke, celui qui parle à contre-courant, et dont le seigneur Harunobu entend les conseils et les approuve dans le silence de son intelligence.

Querelles de généraux, rites, positions de pouvoir, préséances rigides d’une société fondée sur la conquête, l’anéantissement et la vassalité, conventions de châteaux et d’alcôves, oracles et prophéties, images des dieux de la guerre, masque austère de l’impassibilité, tout cela, Kansuke passe outre : avec une aisance fantastique, jouxtant les frontières du grotesque et rivalisant avec la ruse de ses ennemis invisibles, le stratège des Takeda, leur sabre, traverse les ères japonaises en tissant une toile arachnéenne de mensonges et de décisions brutales qui convergent vers un rêve d’unité et de conquête totale. Pour quelle raison ? Non pas celle de la gloire personnelle, mais celle de l’achèvement que procure une vie passée à servir dans l’ombre de ses maîtres. Le vieux Kansuke, au visage couturé de cicatrices, borgne, contrefait, presque nain, figure de démon qui effraye les villageois superstitieux, est dépeint par Inoue au gré de ses pensées, monologues intérieurs qui montrent le cheminement parfait d’une logique éprouvée. Ce vieil homme déjà plus que cinquantenaire au début du roman, auréolé de rumeurs, prodigieux improvisateur, à la mauvaise foi presque géniale, redouté pour des compétences qu’il n’a pas, et moqué en dépit de ses véritables aptitudes : cette description est quasiment la mise en application de préceptes politiques qui furent transmis par la Chine (l’étendard des Takeda comporte une citation de Sun Tse, le fameux Fûrinkazan) et que l’on retrouve à peu près à la même époque en occident, chez Machiavel et ses coreligionnaires de la Renaissance.

Il y a du Médicis et du Borgia dans ce roman, du Versailles aussi, dans ces gestes rituels de la société de cour, dans ce regard omniprésent que l’on jette dans les assemblées sur son rival de droite afin de murmurer et de comploter à l’oreille de son voisin de gauche. Mais le Japon ne s’embarrasse pas de discours superflus. Les meurtres programmés, les actions en apparence subites, les voyages incessants, les ambassades, tout ce rythme de la guerre et des intrigues est rendu par une prose où nul mot ne s’impose en dehors de la nécessité. Série de lignes, touches de couleurs, tapisserie des affrontements barbares, netteté de l’écriture, tranchante comme le sabre qui décapite : c’est véritablement l’adéquation d’un style à l’essence des personnages qu’il décrit. Les rares paroles des concubines, leur position si délicate dans un monde où tout est attendu d’elles, et surtout de donner naissance à des fils, et où rien ne leur est demandé. Passion subtile exprimée au détour d’un rire ou d’un sarcasme, et au bout, la mort rapide et silencieuse de Dame Yubu, presque mystérieuse et pourtant affirmée dès le début : les ères passent, Kansuke a programmé l’instant de sa mort.

Il n’y a pas de surprises, et la seule certitude de l’homme, celle de sa mort, devient le seul but, la seule issue au beau milieu des tempêtes de la guerre. Mort omniprésente dans ce roman : celle du ronin Taizen au début, celle du seigneur de Suwa, magnifique exécution, sublimée par la courtoisie et le fanatisme. « Veuillez me pardonner. Mon Seigneur m’a demandé de réclamer votre vie. » Le sabre s’abat et un royaume est conquis. Du geste le plus pur jaillit la conséquence la plus grande. Et toujours tapi derrière les voiles de l’évidence, Kansuke, ricanant, complotant, mentant, et pourtant mis à nu devant les dames de Harunobu, pleurant, désemparé, la mort de Dame Yubu, dans une errance où s’exprime soudain le torrent de ses doutes et de son chagrin. Lui qui n’a pas connu, semble-t-il, l’amour et la paternité, devient la figure mystique de l’adorateur, avec toujours ce gauchissement du trait qui sous la plume d’Inoue l’empêche d’être banalement héroïque.

Ce roman est celui des géants qui marchent courbés vers le sol, qui chevauchent courbés sur l’encolure : ce sont là des titans oublieux de leur grandeur, attachés à celle des autres. On pourrait se lasser de cette litanie de noms, de titres, tous interchangeables, soumis à la mort au combat, plus fréquente que les pluies du printemps ou les neiges d’hiver. On pourrait s’ennuyer de ces longues batailles, de ce décompte impersonnel des têtes, de ces rivières de sang versé à Suwa, dans le Shinano, à Kawanakajima. Mais l’art de l’auteur se glisse dans les interstices de ces chroniques historiques : au style de César se mêle celui du coloriste, attentif aux teintes des saisons. Mais celles-ci ne changent pas d’une année sur l’autre. Elles incarnent ce cycle de la mort et du renouveau dans leur fixation bienveillante. Ce roman s’impose comme un Ourobouros décliné treize fois : ces treize chapitres où Kansuke pose les jalons de son rêve, l’anéantissement des ennemis du clan Takeda. Mais voilà : le trait de génie du roman est dans son chapitre final. Kansuke se trompe. Il commet pour la bataille la plus importante l’erreur la plus grave de sa carrière. Inoue, malgré tout, arrive à suggérer dans le fatalisme du seigneur Shingen et dans celui de son vieil ami une grandeur, typiquement japonaise, celle d’un glorieux suicide. Kansuke savait qu’il mourrait en ce jour : la voix des morts, celle de Dame Yubu en particulier a résonné par delà son sépulcre. Shingen savait qu’il vaincrait, même au prix de pertes irremplaçables. La certitude des héros sert de point d’orgue. Plus de vainqueurs, plus de vaincus, seulement des combattants qui ont écrit par avance leur histoire. Et le roman se termine magnifiquement, Kansuke mourant sous le sabre anonyme d’un ennemi qu’on ne voit pas. Quelques lignes de plus, les renforts des Takeda qui amorcent la victoire, et la fin, l’arrêt pour le lecteur de cette machine de mort, avant que ne cessent les combats, sans que l’auteur renseigne sur l’issue de l’affrontement.

Qu’était-il besoin d’aller au-delà de la vie de Kansuke ? Qu’était-il besoin d’achever l’écriture ? Pourquoi le roseau du calligraphe se soucierait-il d’apporter sa suppléance figée à la parole de Kansuke et de Shingen ? Leurs mots ont écrit la fin dès le début, la fin est son commencement, dans le roulement perpétuel des tambours de guerre. Reste comme un éclair frappant la pierre des sépultures l’énergie fatale d’un personnage de roman, Kansuke. Il est un proverbe japonais qui dit : « la fleur totale est la fleur qui tombe ». On en dira autant d’un homme comme Yoshimoto Kansuke.

Romain Estorc

Yasushi Inoue, Le Sabre des Takeda, traduit du japonais par Marie-Noëlle Shinkai-Ouvray, Philippe Picquier, avril 2006, 291 pages, 19 euros.

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