L'âme charnelle, un journal romanesque

Duel de l’âme et du corps : Dupré au clair !

D’une femme l’autre, de l’amante à la mère, d’un auteur l’autre, de la passion à la raison : ainsi pourrait se résumer cet étonnant journal, où la vérité surgit entre les lignes, ou bien à l’orée de quelque prosodie poétique venant ponctuer le récit discontinu d’une vie à sauts et à gambades. Guy Dupré livre le contenu de son âme, et par son écriture taillée dans le silex de Char ou de Soupault, il nous fait entrevoir le double sens que revêt le mystère de la passion, celle du corps comme celle de l’esprit.

La vie elliptique

Beauté éphémère du fragment, instants capturés entre deux couloirs, au saut du lit amoureux, sur un trottoir : c’est ainsi que se déroulent les quelques années de la vie tumultueuse, du moins sur le plan des passions, de Guy Dupré, auteur rare, précieux poète en prose du roman Les fiancées sont froides. Les aphorismes abondent, ainsi que les jeux sur les mots, plutôt les créations rapportées ou originales, les hapax amusés qui en une ligne, en une périphrase résument une journée, voire un mois de vie. Quel art difficile, celui de la contraction du temps, de la réduction en un condensé proche de la maxime ou de la remarque blasée ! Loin de quelque confession insipide nourrie par on-ne-sait-quelle psychologie de comptoir, la parole de Dupré nous entraîne dans les limbes brumeuses des pensées superficielles, des pensées de surface, nous laissant entrevoir tout un monde lointain, eût dit le poète. Entre Cioran et Nietzsche parfois, se glisse la crudité (souvent cocasse, voire ludique, comique !) de l’instant post coitum, voire in coitum, et l’animal n’est pas toujours triste, bien que l’auteur dans le laps important de temps qu’il dissimule, de 1965 à 1974, laisse affleurer dans son verbe les désillusions que peut apporter la lente érosion du désir, le tassement subtil des élans du corps. Le journal de Dupré est constitué d’ilôts, de récifs qui pointent le bout de leur corail à la surface d’une vie de bureau, de maison d’édition, de livres, de réceptions, de repas mondains. Et la syntaxe elle-même laisse la place à un style tantôt télégraphique, non verbal, simple transcription, plutôt incarnation, de l’impossibilité que l’on éprouve à fixer un souvenir : Dupré ne ment pas, il laisse entendre que le récit de nos vies ne peut être que parcellaire, constellation où les mots nous manquent, où la mémoire se joue de nous, sélectionne, réduit, corrige et transforme, tout en laissant à la fraîcheur de l’instant sa vibrante fragrance, celle des jours anciens qui se sont tus. Il en va ainsi de ce style proprement vital, celui qui autorise l’effacement de l’inutile, la parole automatique, le jaillissement temporaire d’une lumière qui se décolore.

Des femmes, des hommes et des livres

Les amours de l’écrivain sont nombreuses, ses conquêtes rapides, consommées au début du journal avec un appétit certain, qui se raréfient, ou du moins se subliment, tantôt dans le fantasme, dans l’inachèvement (avec Pauline, l’amante de Fournier), tantôt dans l’amour adultère qui perdure, mais aussi dans l’amour qui s’accomplit par le mariage avec Thérèse, sans oublier la déception de Sophie. Ces noms, qui se résument parfois à une simple initiale, sonnent comme la litanie, presque la liturgie, des mouvements contradictoires de l’âme de l’auteur. On se plaît à suivre, non, à deviner, le devenir de ces histoires à tiroirs, de ces scènes presque issues de Feydeau (notamment l’histoire de Wanda et de son mari très conciliant !) ; sorte d’éducation sentimentale où le héros se fût compromis dans la demande et dans le plaisir charnel sans les atermoiements de son cœur transi ! Et pourtant, on peut aussi dire de Dupré : « Il voyagea ». Voyages de l’âme au pays des femmes, voyages du corps dans les contrées guerrières du « péché de l’un sur l’autre » comme le narrait plaisamment Marot. Mais le journal nous permet aussi de rencontrer dans leur intimité parfois troublante des personnalités illustres : de Cocteau à Colette, en passant par Breton, Arletty, Mauriac, Sunsarié, Gracq, Green et tant d’autres. N’oublions pas les livres lus, ces auteurs qui ont fait la vie de Dupré, comme Maurras (dont il nous raconte à plusieurs reprises les « difficultés » qu’il avait au moment de passer à l’acte avec ces dames !), Barrès, Péguy (le titre du journal est tiré d’un Dialogue de Péguy, de l’histoire et de l’âme charnelle). Au détour d’une page, l’auteur nous livre ses commentaires, soit diserts, soit sur le mode à la Montaigne, sans liaison, juste au gré de l’inspiration que lui procure cette intime proximité qu’il entretient avec ses auteurs. La diversité, la multiplicité des hommes, permet à Dupré de passer d’un discours poétique à une histoire de coucherie, d’une rencontre mondaine avec quelque auteur en vue à son expérience terriblement fascinante, et d’une familiarité plus effroyable qu’étrange, celle que nous vivons tous, l’expérience de la réalité qui nous pousse à nous soucier du repas de demain, des chaussures que l’on va porter, ou de l’émission minable de télévision que l’on a regardée : le réalisme ne naît pas de l’exhaustivité du détail, mais de l’utilisation percutante du rappel à l’ordre, c’est-à-dire du rappel au réel.

Magna Mater

Et le journal progressivement se transfigure en un chemin de croix, celui du deuil. Ce deuil, c’est celui de Marthe, la mère aimée ou pas, qu’importe, Dupré nous fait sentir avec une émotion qui se construit comme un véritable crescendo, le dépassement que l’enfant fait accomplir au simple constat, sans doute trop terrestre, de l’amour filial ou maternel. Il écrit : « les deux » , et là encore, comment ne pas songer au « parce que c’était lui, parce que c’était moi » de Montaigne ? Evidence d’un lien qui transcende la chair, qui justement nous amène vers cette âme, cette quête de l’apaisement, qu’elle transparût dans le verbe du livre ou dans la parole quotidienne de l’homme. Anecdotes cocasses de la mère, le rôle qu’elle tient, ses habitudes, distillées avec parcimonie, du temps où elle a encore toutes ses capacités ; et puis, spectacle du navire qui sombre, de l’esprit qui s’éteint, ou qui s’allume seulement par intermittence, jusqu’à la disparition ; mais ce n’est que celle du corps, de la chair, cette chair qui est réévaluée par l’auteur dans ces pages où la douleur elle-même finit par être inhumée dans la terre des souvenirs. Dupré se livre à une quasi-analyse, que n’eussent point renié les psychologues freudiens, nourrie non pas de formules, mais de retours, de relectures, d’émois frémissants : voilà l’auteur vénérable qui se souvient, qui accède au temps retrouvé de la communion, du partage. La scène primitive de la mère qui engendre est conquise par une Cène de l’esprit, un repas enfin consommé, celui de l’acceptation, de la vérité perdue et connue à nouveau, et l’auteur dans ses rêves et ses larmes dessine le portrait de la mère qu’il ne peut révéler vraiment que par-delà son passage terrestre.

C’est la leçon de ce journal : de l’oxymoron du titre naît « la perpétuation du supplice », que Lautréamont nous accorde cet emprunt, le conflit éternel de l’os et de la cendre, le pli prêt à rompre, celui du désir du siècle et du désir du ciel. Guy Dupré nous entraîne dans une sarabande souvent très drôle, non pas cynique, non pas véritablement blasée, mais plutôt détachée de la rudesse des sens, sans doute par le biais de la sage expérience de l’écrivain chenu. Et les plus grandes beautés de son journal résident dans la totale adéquation de l’écriture au sujet même de cette entreprise de collection de souvenirs : si le fil de la vie nous mène sur le chemin de la découverte spirituelle, n’est-il pas normal de conserver pour soi quelque mystère, quelque irréductible obscurité, comme cette quasi-décennie occultée, comme ce silence sur l’absence de production de Dupré durant de nombreuses années ? C’est au prix de l’absence, c’est à la faveur du silence que dans ce livre de vie jaillit la lumière de l’esprit.


Romain Estorc

Guy Dupré, L'âme charnelle, Editions Bartillat, août 2010, 288 pages, 20 euros.

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