Roman sans titre pour une guerre sans nom

Roman de feu et de larmes, cette œuvre tant grandiose qu’intimiste de l’écrivain Duong Thu Huong, qui fut enrôlée dans la tourmente des jeunesses communistes, utopie de cendres et de privations, développe un road movie halluciné, celui de Quân, soldat presque trentenaire, un vieillard des batailles, qui au terme de dix années de jungle, de sueur, et de mort retourne en permission dans son village, tout en accomplissant quelques menus services, dérisoire participation à l’un des conflits les plus destructeurs du vingtième siècle.

Illusions perdues

Sans révéler les différentes étapes du voyage de Quân, lesquelles ne sont ni initiatiques ni révélatrices, mais constituent de simples jalons venant au secours d’une mémoire de l’innocence enfuie, on admirera la variété des saynètes et des décors : pas un coin de jungle qui ne soit une variation de nature, un éclat du prisme de l’écologie vietnamienne, pourtant violée, outragée jusque dans ses tréfonds par le déversement incessant des bombes et du napalm. Pas un village qui n’ait son identité, distillée au gré des références mythologiques qui affleurent à la surface d’une écriture qui subtilement rétablit ces piliers culturels que le communisme vietnamien voulait effacer, ou du moins étouffer. Les personnages eux-mêmes sont campés comme au théâtre, que ce soit par le verbe ou l’accoutrement, depuis la grosse et laide femme qui se rêve en mère et amante du héros, jusqu’aux théoriciens cyniques et blasés croisés dans un train surpeuplé. Le héros, qui hante ces décors étrangement silencieux, jamais perturbés par la guerre, qui n’est qu’évoquée, ressentie, mais non pas décrite, est lui-même hanté par une enfance à jamais massacrée, à jamais ancrée dans le traumatisme de la mort de la mère adorée, du frère à qui tout devait sourire et qui fut emporté avant l’heure, et du père honni qui se réfugie dans la tristesse désolante d’une vieillesse d’abandon. L’écriture parvient à l’alchimie parfaite de la discrétion poétique, du mot juste qui flotte à la surface de l’esprit pour imprimer sa fragrance, tout en permettant à la narration de se réfugier dans la « normalité » d’une énonciation simple, ou encore dans la vivacité d’une parole populaire parfois grossière. Saluons la traduction fluide, agréable, aérée, restituant, sans doute, les images complexes, les séquences oniriques nombreuses et la naturelle musique d’une langue où, pour reprendre les mots de Verlaine, rien ne pèse ou ne pose. Le travail d’édition est lui-même particulièrement attentif à étaler sur la page le texte, jamais serré, agrémenté de notes explicatives sur les références historiques, culturelles, mythologiques qui parsèment ce récit.

Votre âme est un paysage…

L’épopée sans héroïsme, si l’on peut s’autoriser un tel oxymoron, c’est la substance de ce court roman, qui commence dans les odeurs de la putréfaction, s’enfonce dans la fange de la jungle boueuse, et qui se termine sans espoir, sans conclusion, sur l’horizon d’une guerre perpétuelle. Le roman parvient à communiquer les peurs viscérales des personnages, non seulement la mort, mais aussi la saleté, la sueur, la puanteur, et la faim, cette faim dévorante qui parcourt l’écriture comme un spectre, les fantômes alimentaires tourmentant les esprits noués des affamés : de cette splendide écriture de famine jaillit ainsi la joie, plutôt l’épiphanie, que représentent un bol de de riz entier, une crevette, ou encore un peu de poulet. Mais par-delà le lexique kaléidoscopique de l’appétit insatisfait, des désirs réprimés, le lecteur est sensible à l’adéquation parfaite des émois et des atermoiements du personnage aux décors, depuis la jungle obscure et humide de l’indécision jusqu’à la forêt de l’abattement, où l’on utilise les arbres pour fabriquer des cercueils, cercueils dans lesquels les soldats dorment ! Chaque page de ce roman mériterait un commentaire : pas une ligne qui ne justifiât la cohérence psychologique et le souci d’une description allusive, en demi-teintes. L’histoire de ces trois amis, Luong, Bien et Quân, chacun à sa place dans la hiérarchie militaire, n’est pas sans évoquer le film de John Woo, A Bullet in the head, dans un registre certes moins démonstratif et graphique, tout en amenant le lecteur à se souvenir des magnifiques images de Terence Malick dans La Ligne rouge, ou encore Le Nouveau monde. On retrouve dans l’œuvre de Duong Thu Huong, comme chez Malick, la confrontation d’un rêve rousseauiste impossible, d’un Bon Sauvage utopique, étranger au chaos et à la destruction (les peuples dits « primitifs », on le sait aujourd’hui, furent encore plus sanguinaires et bellicistes que nos états « civilisés » !) à la réalité, paradoxalement utopique elle-même, puisqu’elle se réclame du marxisme-léninisme, ouvrant des yeux exténués sur les ruines du monde.

Roman sans titre : héros sans espoir, sinon vain et puéril, vague réminiscence d’une jeunesse volée, et brûlée sur le bûcher impitoyable des beaux lendemains de la révolution.

Romain Estorc


Duong Thu Huong, Roman sans titre, traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, Sabine Wespieser éditeur, novembre 2010 (première édition française novembre 1992, Editions des Femmes), 319 pages, 22 euros.

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