L'homme au marteau, ou la crise d'un trentenaire par Jean Meckert

« C'était ça, la couleur de sa vie. Couleur grise ou marron sali. Couleur de paillasson ! »

Augustin Marcadet, petit employé aux écritures aux Contributions, est pris d'un soudain accès de conscience : il a trente ans, mais qu'a-t-il fait de sa vie ? Il est marié à une gentille femme, Émilienne, qui supporte la vie avec calme et organise tant que possible la petite médiocrité de leur quotidien, il a une petite fille dont il est tout à fait heureux, mais il n'a rien, il n'est rien, écrasé par la tyrannie des habitudes qui font de sa vie, jusqu'à la retraite espérée comme seul horizon (il faut être heureux de cet abri à venir, en ces temps difficiles...), un néant répétitif. Métro, travail, commérages des collègues, crises des petits chefs, commentaires des étapes du tour de France, déjeuner du contenu de son cabas, petite pause au square, retour à la maison, face aux murs nauséabonds d'une usine à glu. L'espoir de sortir de cette uniformité grise par les études ? il pioche parfois un livre de droit, sans conviction, par habitude... Tout est fait de répétitions, de redites mêmes mais pour imposer au lecteur un parcours abjecte, celui d'un homme pris dans la nasse du réel et indisposé, mais persévérant, par les répétitions infinies « métro - boulot - dodo » de sa propre vie.

« Arriver à trente ans, là, et puis s'apercevoir qu'on est un rien du tout vivant... Partir travailler le matin, rentrer le soir... Se perdre dans des habitudes, avoir du cadavre autour de soi... N'avoir rien, rien à espérer que des petites promenades du dimanche au Bois de Vincennes... Sentir que tout ce qui est beau, et grand, et vrai, c'est pas pour nous... N'avoir le droit qu'à fermer sa gueule et compter des petits sous... Tu ne comprends donc pas, Émilienne, que c'est atroce, et qu'il y a des moments où on n'en peut plus ?... »

Las de tant d'écrasements, Augustin Marcadet, après une énième remontrance infondée, s'en prend à son supérieur hiérarchique, à sa maîtresse dont il jette le soulier par la fenêtre et quitte, nimbé d'une aura nouvelle de fierté et de gloire, le bureau. La tête haute, le regard fier. Et certain d'entrer dans la légende du bureau. Quant à la suite, il trouvera forcément quelque chose, maintenant qu'il a fait son geste, qu'il est entré dans la très fermée société des hommes d'action. Làs, le fantasme n'entamera en rien les conditions de vie auxquelles, comme ses contemporains, il est soumis à la pression d'énorme vacuité d'une époque sans gloire et sans travail.

Dans son élan, il veut tout quitter, sa femme — bonne et attentive, mais tellement « simple » —, sa fille, son quartier, vivre l'aventure avec une petite qu'il a rencontré en courant les annonces d'emploi, qu'il fréquente un moment… Mais on n'échappe pas à sa vie ! et Augustin Marcadet ne rencontre pas l'homme au marteau, celui qui, comme l'expression cycliste le signale et qui apparaît au détour d'un commentaire journalistique à une étape du tour de France, est capable de donner un « coup de fouet » à la vie, celui qui écrase les difficultés comme autant d pacotilles en fer blanc sous le marteau du forgeron. Emporté par son geste initial de rupture, certes grandiose, mais vain, Augustin se laisse aller à la nonchalance et la colère, s'imagine une destinée !

S'il n'est pas désespérant, parce que l'écriture de Jean Meckert très proche par ses tonalités noires de Louis Guilloux et bigrement moderne, sauve son personnage et l'inscrit dans un rouage universel qui en fait un emblème plutôt qu'une victime, L'Homme au Marteau est à la fois un drame social dont on ne se sort pas — l'écrasement du prolétariat par l'époque qui donne comme seul espoir une petite retraite de misère mais assurée — et la prise de conscience d'un homme de sa liberté, de son prix et des efforts constant à fournir pour rester digne de soi, digne de sa vie et de ses ambitions. Mais cette dignité, si elle sauve peut-être de la folie, ne sauve pas l'homme, et son monde, de noirceur, car c'est finalement bien le Réel qui l'emporte, et le révolté Augustin Mercadet va entrer dans le rang, reprendre le joug pour subvenir aux besoins quotidiens des siens. La Liberté n'est pas une donnée significative du monde du travail ! Reste qu'il aura vécu, le temps d'une « crise », une magnifique épopée, celle de sa propre existence.


Loïc Di Stefano

Jean Meckert, L'Homme au marteau, Editions Joëlle Losfeld, « Les oeuvres de Jean Meckert », 3, février 2006, 299 pages, 8,50 euros

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