"Justice est faite", Jean Meckert, à propos de l'amour absolu qui pousse au crime, ce que la Justice dans son vain théâtre ne saurait comprendre

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Poursuivant son travail de republication des textes de Jean Meckert, Joëlle Losfeld donne par Justice est faite un document de qualité à la fois sur la littérature, sur les débats de société et la vie, débat qui est aussi notre pleine actualité, notamment sur l'euthanasie. Rien de plus fort qu'un Meckert brandit pour admonester par la simplicité de son génie les garants de l'art !


Répondant à une commande de novélisation d'un film à succès, Justice est faite (1950) de Charles Spaak, premier d'une série de documentaires consacrés à la Justice dans l'après-guerre, Jean Meckert, jeune écrivain de l'écurie nrf — connu du grand public pour ses roman policier signés Jean Amila — s'engage mais demande à Gaston Gallimard la plus grande liberté, pour ne pas calquer le film, pour donner sa propre voix et le résultat est une œuvre autonome et forte.

L'écriture de Meckert, qui sait percer les voies du parler populaire aussi bien que bourgeois, qui investit chacun des milieux sociaux comme le sien propre et s'imbibe des petits tics propres à chacun, est prodigieuse de finesse et de réalisme. C'est cette manière de roman populo (au sens noble du terme) qui porte avec beaucoup de force le sujet difficile de la peine de mort et de l'euthanasie, rien de moins.

« Je ne sais plus… Il y a dans cette affaire une histoire d'euthanasie, une histoire d'héritage, mais ce ne sont là que es détails… Je crois que le véritable drame est une histoire d'amour… Un drame qui, en d'autres circonstances, aurait pu être banal… »

Elsa Ludenstein a tué son amant, parce qu'il souffrait, alité depuis deux ans, par un geste d'amour assez sublime. Mais qu'elle ait un second amant depuis que son premier soit invalide change-t-il quelque chose à sa décision ? Et qu'elle hérite d'une somme colossale change-t-il quelque chose à sa motivation ? Voilà ce dont les jurés vont devoir débattre, d'abord avec ce qu'ils sont — où l'on voit que les préjugés de classe et de religion sont tenaces… — puis avec l'apport éventuel des débats. Plusieurs jurés seront inflexibles, quand bien même leur vie personnelle pourrait être un indice à s'adoucir, d'autres vont évoluer, mais tous vont nous donner un panorama de la population française figée dans ses habitudes et ses tares. Mais ce ne sont pas des types, chacun est, par la grâce d'une écriture qui vaut pour elle-même, vivant dans ses archaïsmes. Que ce soit la foi, les principes militaires, le « bon sens » paysan, chacun est dans son petit monde étriqué et juge Elsa Ludenstein, une étrangère, la condamnant d'emblée de n'en pas en être également.

Le garçon de café aussi bien que l'officier ou le paysan, chacun des jurés conviés au procès a ses opinions personnelles — sans doute toutes faites — et son propre ressenti, si bien qu'il n'est pas aisé de dénicher celle de l'auteur dans tout cela. Mieux, le vivant donné aux personnages, avec pour chacun ses petites bassesses et ses défauts, son grand cœur et ses mesquineries, humanisent un procès, même si pour certains la « lumière » arrive après coup, la première impression va être difficile à changer.

Car va persister un vieux fond d'antisémitisme et de racisme — ce bon vieux sentiment français qui faisait écrire en bandeau sur le journal La Croix « le quotidien le plus antisémite de France »… —, si bien que l'étrangère sera de toute façon coupable…

Au théâtre ce soir !

« Entre les jurés et moi-même il y avait la volonté de cet homme en rouge de mener le débat comme il l'entendait. C'était lui le montreur, je n'étais qu'un objet. Je faisais l'apprentissage de la vérité judiciaire. »

La Justice, en tant qu'elle est un organisation symbolique, est assez malmenée par Meckert. Outre le décorum et les usages d'une mise en scène, c'est surtout l'aspect cirque ou théâtre qui est révélé, si bien qu'on assiste plus à une représentation qu'à une audience, et les fonctions se transforment en rôles aussi tonitruants que finalement vains. Les acteurs, une fois sortis de leur rôle, s'en vont à leur vie et à leurs soucis propres, seule la prévenue demeure figée dans sa fonction de prévenue, toute vie en dehors lui étant interdite par le poids écrasant de l'accusation, même si sa vie privée va être étalée avec assez peu de retenue. Au-delà des décisions personnelles, c'est la manière dont les débats sont menés qui semble la motivation de Meckert, toujours du côté des gens contre les institutions, surtout quand ces dernières écrasent d'emblée par leurs rituels.

Histoire foncièrement humaine d'un amour qui souffre de devoir être achevée dans le sang, histoires des jurés qui chacun doit juger avec son propre ressentiment et ses propres petites histoires personnelles, histoire enfin d'un monde froid et rigoriste qui veut faire entrer les gens dans les cases de son carcan juridique, Justice est faite n'est pas un roman d'un bel optimisme. Mais c'est, à la manière de Meckert, un camouflet aux préjugés et, servi par un art d'écrire redoutable, une exposition des grands thèmes humains qui restent d'actualité. La justice est un théâtre, on entre on sort, on a fait sa petite représentation. Meckert nous rappelle qu'au milieu de tout cela, il y a des vies, simples et modestes, et dont il faut porter la voix. Ce qu'il fait avec une force et un talent magnifique, sans jamais prendre partie, sinon par la voix de l'accusée elle-même ou en laissant un juré lâcher : « Pardon ! Juger les autres, c'est du sérieux ! Est-ce que j'en suis seulement capable ? ».


Loïc Di Stefano

Jean Meckert, Justice est faite, Joëlle Losfeld, « les œuvres de Jean Meckert » 6, novembre 2008, 233 pages, 10 euros

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