"Nous sommes tous des assassins", ou la prédetermination sociale du criminel, par Jean Meckert
Répondant à une commande de Gaston Gallimard, celle de novéliser le scénario d'André Gayatte dont le film, Nous sommes tous des assassins
(1), sort en 1952, Jean Meckert va faire bien plus que cela. Comme à
son habitude, il dresse un portrait social émouvant et juste à partir
d'un fait particulier. Et comme pour Justice est faite, qui ressort du même procédé de réécriture et qui est, pour ainsi dire,
son pendant, Meckert va poser son univers personnel sur ce grand débat
de société qu'est la prédétermination sociale au crime.
« Si j'avais su lire […] ça aurait été bien, ma vie. »
Un
pauvre bougre est emmené dans sa cellule, après la plaidoirie de son
avocat, et y attend la grâce, ou la mort. Exécuteur des basses œuvres de
la Résistance, tueur pour compte, il n'a pas bénéficié de la même
impunité que les nantis qui usèrent de ses services. Mais René Le Guen
sait qu'il n'est pas un mauvais bougre, même s'il a tué un gendarme, il
sait surtout que s'il pouvait s'exprimer par lui-même, dire au Juge les
mots qui lui trottent dans la tête mais qui sont bloqués par son absence
totale d'éducation, alors tout le monde comprendrait qu'il n'est qu'une
victime, le sujet d'un sort qui s'est acharné sur lui. Une mère ivrogne
et oubieuse de ses enfants, une sœur prostitué, un jeune frère qui
finira comme lui, René est placé très tôt dans une ferme où il
comprendra le silence et la haine à force d'être abandonné à ses
corvées, sans soin, sans attention, chez la Mère Pichon, bel archétype :
« C'était la vraie race, menteuse, teigne et gueularde qui transmet des
abrutis de génération en génération… Tirer le maximum des bêtes et des
gens, c'était le premier commandement… Ne pas se mettre dans son tort,
c'était le complément indispensable. Et le tout, ça donnait du
cul-terreux madré et salisseur… »
Sans amour, dirait l'avocat
pour le défendre, car Meckert, tout doucement, à sa manière, fait la
plaidoirie à la place de l'avocat — petit bourgeois empêtré dans son
éducation... — et signale que le coupable, avant tout, c'est la société
qui ne s'est pas manifesté pour venir au secours de cet innocent.
Le plus touchant, dans ce récit qui pointe les faiblesses de chacun, aussi bien les nantis (l'avocat, le juge, le chef du réseau de Résistance, etc.) que les petites gens, pour lesquelles Meckert a décidément un faible, c'est la possibilité de reproduire chez le petit frère de René les mêmes processus de maltraitance et d'abandon qui conduiront aux mêmes crimes et aux mêmes châtiments. L'avocat de René, conscient sans doute de son incapacité à sauver son client, va aider le petit Michel, sans cacher qu'il lui fait peur aussi. Meckert montre ici les limites de l'action humanitaire qui ne peut pas enlever un enfant, même pour son bien... Michel va recevoir des visites, comme son frère, chacun dans sa prison, l'un enfermé dans des murs l'autre dans un système absurde qui confie son éducation et sa garde à des geôliers pires que ceux du condamnés, dont les gardiens sont relativement bonshommes...
« […] parce que je suis certain,
monsieur le président, que si vous aviez été à ma place à ce moment-là,
vous seriez à la mienne en ce moment. »
Sans rien manquer de la solitude du condamné à mort dans l'attente de l'exécution de sa peine, Meckert n'est pas le Victor Hugo du Dernier jour d'un condamné, longue et puissante plaidoirie abolitionniste, et son sujet est ailleurs. Meckert met au cœur de son œuvre la justice sociale, cette utopie, et ce n'est pas par hasard que « nous sommes tous des assassins » est prononcé tel quel par le curé venu visiter les prisonniers en cellule pour le repos de leur âme ! Les choses sont mal faites, toute la vie de Le Guen, sa violence contre sa fratrie ou ses actes de bravoures n'y pourront rien changer : il est condamnés d'avance, socialement. Et tout au long du récit, Le Guen parle au juge, dans sa tête, avec des mots que, socialement, il ne pourra jamais ni lui dire ni lui écrire, il y a une fracture sociale (pré-chiraquienne) qui le détermine comme condamné, qui lui assigne ce rôle dans la société. Pour que la machine judiciaire puisse tourner, il faut moudre des assassins, et la société alimente elle-même la machine pour un équilibre dont les perdants sont toujours du même côté. C'est aux côtés des perdants, des condamnés, que Meckert se tient.
Loïc Di Stefano
(1) Voir la présentation du film ICI. On admirera la justesse d'une mise en scène sobre, presque documentaire, et le jeu de Mouloudji en René Le Guen.
Jean Meckert, Nous sommes tous des assassins, Joëlle Losfeld, novembre 2008, 216 pages, 10 €
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