YÛKOKU – RITES D’AMOUR ET DE MORT







Célèbre pour ses vues politiques quelque peu rigides, pour une homosexualité et un exhibitionnisme un tant soi peu en contradiction avec son traditionalisme, et surtout pour la spectaculaire manière choisie pour se donner la mort, Kimitake Hiraoka, dit Mishima Yukio est généralement considéré comme l’un des plus grands écrivains du XXe siècle.


Mais c’était aussi un cinéaste, comme le montre son seul film, le moyen métrage Yûkoku (littéralement et grossièrement : « inquiet quant à l’état d’une nation »), qu’il a écrit, réalisé, interprété et produit en 1965. Ce film avait disparu depuis une quarantaine d’années, sa veuve ayant tenté d’en faire détruire toutes les copies  après le suicide de l’écrivain en 1970. Et c’est grâce à une copie miraculeusement trouvée en 2005 que les Editions du Montparnasse ont eu la bonne idée de le faire reparaître en 2008, accompagné et de la nouvelle (éditée chez Gallimard) dont est tiré le film et d’un interview de l’auteur suicidaire. 

Cette histoire patriotique met en scène un pauvre lieutenant nippon, désespéré car ses petits potes militaires qui ont raté de faire le coup d’état du 26 février 1936 vont se faire décapiter. Lui, fraîchement marié, avait été mis hors du coup. Mais pour un homme qui aime tant son pays, l’empereur et les valeurs de l’éthique samouraï, impossible de  vivre plus longtemps ! Il faut donc mourir. Et sa femme, Reiko, en bon individu formaté, va le suivre dans son délire morbide. 

Ce film, qui a l’intelligence d’être muet étant donné que, dans ce genre de situation il y a relativement peu de raisons de discourir, suit un découpage en petites scènes qui, effectivement, s’apparentent à un véritable rituel. L’homme rentre. L’annonce dramatique des évènements politiques se fait dans le plus grand silence : Reiko comprend immédiatement car sa fidélité à son mari lui en donne l’intuition suffisante. L’issue, pour eux, est aussi entendue : il doit se faire seppuku et elle y assister comme témoin avant de le rejoindre. Prendre un dernier bain. Faire une dernière fois l’amour. Et, comme une suite logique, se donner la mort. 

Difficile de savoir ce qui, de la nouvelle ou du film, est le plus éprouvant. Car si les deux versions sont également atroces, Mishima est un esthète et son récit comme sa réalisation sont naturellement empreints d’une grande beauté. Le récit peut être plus pénible pour certains car on imagine avec facilité Mishima prendre un malin plaisir à décrire l’acte du seppuku avec la plus grande précision. Mais si le lecteur écoeuré peut se permettre de sauter une ligne, il aura beaucoup plus de mal à manquer un instant du moyen-métrage.

Pendant une bonne petite demi-heure et avant de s’éventrer, Mishima s’évertue à présenter les derniers instants de ce couple avec à la fois une grande précision, un grand symbolisme et une assez fantastique théâtralité.  Que l’auteur ait décidé d’adapter sa nouvelle en étant fidèle à l’esthétique du théâtre Nô (XIVème) est à la fois peu surprenant dans l’idée et assez déroutant dans le résultat visuel. Peu surprenant car Mishima se réclamait de cette tradition mais déroutant car la rigueur, la précision, l’intensité et l’économie des gestes qui caractérisent le Nô semblent venir en contradiction avec les gros plans fiévreux, le montage parfois fébrile et la musique romantique (du Wagner… mais ne tirons pas de conclusion trop hâtives sur les liens qui peuvent unir le Japon et l’Allemagne). L’image est splendide – révélatrice et du narcissisme de Mishima, et de son homosexualité tant l’insistance est faite sur sa musculature.  L’ensemble est visuellement très intéressant.  Mais le propos est tellement obscur, pour l’occidental moyen qui accorde à la vie un peu plus de prix qu’un Mishima désespéré, que son appréhension doit se faire d’une manière strictement intellectuelle.

Cinq ans plus tard, en 1970, Mishima s’ouvrait le ventre après un coup politique qu’il savait lui-même être voué à l’échec le plus total, venant donner à Yûkoku une dimension de véritable répétition générale et au Japon un nouveau fantôme politique. 

L’interview que les Editions du Montparnasse ont incluse dans leur DVD est passionnante, non pas tant vis-à-vis de Yûkiko que par rapport à la personnalité trouble de son auteur. Mishima y apparaît de manière assez peu surprenante comme un individu énigmatique, bourré de paradoxes. Interrogé au sujet de son « exhibitionnisme », il répond, à moitié nu dans son lit, que tous les artistes sont un peu exhibitionnistes mais que lui ne peut pas, « parce qu’il est pudique ». Il dit plus loin avoir peur de la mort mais a réalisé plus tard le suicide le plus spectaculaire du vingtième siècle. A une question sur l’homosexualité, il répond par un habile faux-fuyant… L’écrivain qui, dans Yûkiko, érige la sincérité comme valeur absolue passe ainsi pour un homme de masques, pour un archétype du poète maudit, et pour l’artiste qui a passé sa vie à se mettre en scène.  

Le plus fantastique, dans cette interview, étant qu’elle n’enlève rien ni au génie littéraire de l’individu, ni à son mystère. 


Matthieu Buge

Editions du Montparnasse, novembre 2008 (1965), 38 minutes.

Dojoji et autres nouvelles, recueil de nouvelles extraites de La mort en été(1957), Gallimard, « folio »,  2002 (1re édition japonaise chez Shinchosha, 1966), traduit du japonais par Dominique Audry 

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