Tokyo Ville Occupée

Après quinze années passées à Tokyo, David Peace s’est lancé dans une trilogie sur le Japon de l’immédiat après-guerre. Quand le pays était occupé, en parfaite décomposition, en proie à la pauvreté, la maladie, la honte de la défaite. Après Tokyo année zéro et avant le prochain Les Exorcistes, il livre donc cet hallucinant thriller Tokyo Ville Occupée, partant une nouvelle fois d’un fait divers sordide pour tenter d’en décrypter chaque facette. 

Meurtre mystérieux à Shiinamachi

Tokyo dévastée. La pauvreté, la maladie. Au cœur de l’hiver 1948, un individu se présente dans le bureau de la Banque Impériale du Japon à Shiinamachi. Il est « médecin », « spécialiste » en épidémie, « officie » pour le ministère de la Santé Publique. Et il est là pour immuniser le personnel de l’agence contre une épidémie de dysenterie qui s’est déclarée non loin. Le processus est simple : deux breuvages à avaler en deux minutes. Le personnel hésite, puis se laisse convaincre. Quelques minutes plus tard, les seize employés s’effondrent. Douze ne survivront pas. L’inspecteur en charge de l’enquête, c’est David Peace lui-même, qui, en prenant le point de vue de divers protagonistes de ce crime pour en extraire la substance la plus sombre et la plus dense, met en place un véritable tribunal dont le lecteur est le juge. 

En reprenant le principe narratif qu’Akutagawa Ryûnosuke (puis Kurosawa Akira dans son adaptation cinématographique) avait développé dansRashômon, David Peace réveille les morts, les convoque à la barre, élabore avec eux leur propre version des faits. Les douze victimes, en chœur, lancent leur complainte depuis les limbes ; un enquêteur livre son journal passionné, névrosé, résigné ; une survivante traumatisée fait son récit angoissé ; un soldat américain confie documents officiels et correspondance personnelle ; un journaliste donne à voir le cheminement de ses articles et de sa propre enquête ; un soldat soviétique au bord de la folie expose un journal intime de plus en plus incohérent ; le meurtrier supposé, véritable victime d’une erreur judiciaire, revient sur sa bien triste vie… David Peace croise les points de vue, les psychologies, les styles, les rythmes, les écritures, jusqu’à passer lui-même pour un fou. Son roman, véritable exercice littéraire, est quelquefois saturé, à la limite de l’intelligible, mais reste fascinant d’ambition et d’audace de bout en bout. Et on peut, par là, saluer le travail de J.-P. Gratias à la traduction.

Petites horreurs et crimes de guerre

Mais, fondamentalement, le plus intéressant est sans doute la toile de fond de ce sinistre crime. Comme David Peace le disait en réponse à des internautes sur le site de Libération : «  Finalement, je n'ai pas pu résoudre cette énigme, mais j'espère avoir donné une voix aux victimes et avoir rendu justice à l'homme qui était injustement condamné pour ces crimes. » Car l’auteur ne créé pas un Hercule Poirot nippon et ne cherche donc pas tant à identifier un meurtrier qu’à rendre hommage à une victime de la justice des hommes (Hirasawa Sadamichi). Mais aussi, et c’est là un des grands intérêts des écrits de Peace, à décrypter une société particulière. Si Tokyo ville occupée s’articule autour d'un fait divers, brode autour d’un crime, il renvoie au chaos de la ville, à des générations perdues dans les conflits, aux expériences japonaises en Mandchourie en matière d'armes bactériologiques pendant la seconde guerre mondiale… Toujours dans son entretien, David Peace expliquait : « Le Japon a quand même été le seul pays à avoir été bombardé à l'arme nucléaire, par conséquent c'est une sorte de courant souterrain de toutes les formes d'art au Japon. Ce thème, guerre nucléaire, guerre bactériologique réapparaît tout le temps, mais pour eux ce n'est pas un fantasme, c'est lié à leur Histoire. »

Pour autant, on n’a pas l’impression d’en apprendre sur le Japon autant qu’on aurait pu l’espérer. C’est que, si l’on s’en tient au titre « en V.O » : Occupied City, Peace n’avait manifestement pas de volonté de localisation. Tokyo Ville Occupée est avant tout un roman sur la guerre, sur la mort que les hommes s’infligent. Un roman puissant, à la lecture parfois difficile à poursuivre – on en conviendra aisément – mais profondément original et universaliste.


Matthieu Buge
 

Tokyo, Ville Occupée de David Peace, Payot Rivages / Thriller, septembre 2010, 348 pages. 20 €. 

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