Au nord du monde, Marcel Theroux revisite la fin du monde

Plutôt que le nord du Canada, les colons avaient choisis le nord de la Sibérie, de l’autre côté du détroit de Béring, pour installer leur nouvelle vie, loin des errances du monde moderne et à proximité des populations Toungouses, dont la sagesse ancestrale sera un bréviaire pour qui voudra survivre en ce Grand Nord absolu. Vite oubliés et isolés du monde, ils avaient construit une Nouvelle-Judée, plus proche de leur foi. Il suffira d’une génération de labeur pour créer un monde de promesses, et à peine une autre pour le détruire.


« On en était donc là, des colons qui avaient renoncé au vieux monde pour finir par le trouver à leur porte. Nous d’un côté, les désespérés et dangereux de l’autre. On aurait dit la collision de deux espèces différentes : le monde qui avait le choix et celui qui ne l’avait pas. »

Le monde est devenu fou, le climat totalement déréglé au point de voir des étés caniculaires dans le Grand Nord, et de faire du cercle arctique la zone d’espérance des réfugiés climatiques. Les premiers, épuisés, viennent mourir aux portes des villes nouvelles. Puis ce sont des gens simplement heureux de trouver un havre de paix. Mais quand la troisième vague se présente, c’est toute la société pacifique qui voit ses principes mis à mal : comment réagir face au brigandage quand Dieu vous guide ? Les villes se divisent, des milices se créent, une guerre civile met fin aux rêves d’un retour aux principes bibliques.

« Les villes avaient disparu et ceux qui avaient fondu sur elles comme des rapaces étaient parties ailleurs. » 

Makepeace, fille de Quakers, est shérif autoproclamée d’Evangeline, sa ville, où elle survit en trappeur, seule depuis près de quinze ans, affrontant la solitude absolue des hivers de plus en plus rigoureux. Un événement exceptionnel intervient quand, trop lasse, elle tente de se suicider : un avion vient s’écraser non loin d’elle. C’est le signe de la vie d’une communauté non loin… Alors Makepeace décide de prendre la route, d’abandonner le peu qu’elle a pour rencontrer le genre humain.

Dans cet univers post-apocalyptique néo-western aux décors très cinématographiques et somptueux dans leur violence même, pour survivre les hommes s'organisent, soit en communauté néo-religieuse stricte confinée dans des principes qui doivent chasser le Mal et résister jusqu'à l'avènement du monde nouveau tout en sacrifiant à des rites purificateurs, soit en horde sauvage règnant par la violence et faisant du monde tel qu'il est un terrain propice à la prise du pouvoir. Seuls survivants naturels, les natifs (quasi des indiens) qui conservent leurs anciennes sagesses et traditions, respectueuses de la nature, et que Makepeace va croiser régulièrement en puisant à leur contact la force de survivre.

Parcourir seule le monde inhospitalier, c’est risquer sa vie, et perdue dans son rêve de rencontrer des hommes civilisés, Makepeace baisse sa garde et perd le contrôle. Elle entre dans une suite de rencontres qui toutes vont la faire déchoir de ses espérances, sans pour autant qu'elle sombre dans l'abattement : sa force de conviction et de survie est impressionnante. C'est un personnage extraordinaire de la littérature qui vient de naître, une figure, qui durera.

Entre une communauté de religieux fanatiques et une base presque militaire où elle sera réduite à l’esclavage agricole (disons un kholkoze sans la liberté...), Makepeace va devoir puiser dans ses réserve et survivre. Qui plus est, femme dans un univers masculin gagné par la pure violence — même si elle se laisse volontiers approcher comme homme —, elle est en danger aussi bien de par ses bourreaux que par ses codétennus. 

Tous les espoirs sont dans la Zone. La Zone, ancienne grande ville abritant une base scientifique secrète dont les savoirs ne devaient pas tomber aux mains des survivants du nouveau monde, d’après les guerres et les bouleversements climatiques, et que le Gouvernement avait protégé en y répandant de l’Anthrax pour interdire son accès aux vivants. La Zone, que l'armée et ses esclaves va fouiller régulièrement pour rapporter des objets précieux du temps d'avant tout en y sacrifiant ses ouvriers contaminés. La Zone comme l'espoir absolu, né du mal... 

«  […] j’ai eu peur de ce qui était arrivé au monde en mon absence. » / « Chacun s’attend à assister à la fin de quelque chose. Ce à quoi nul ne s’attend, c’est à assister à la fin de toute chose. »

Au nord du monde est un roman magistral, éblouissant par l'ambition et la réussite, au style maîtrisé de bout en bout comme un grand classique, d'une richesse de tons et d'une intelligence rare, profonde, envoutante, qui pose un climat de fin du monde très loin du carton-pâte habituel. Comparé par la presse anglo-saxonne à des romans comme Into the WildAu nord du monde est un grand roman sur la place de l'homme dans l'univers qu'il a lui-même modelé et détruit, peut-être, simplement, un grand roman. 


Loïc Di Stefano 

Marcel Theroux, Au nord du monde, 10/18, novembre 2011, 8,20 euros (initialement paru aux éditions Plon, "feux croisés", août 2010)

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