Les Carnets de Guerre de Victorien Mars, Maxence Fermine, admirable roman des hommes écrasés par la guerre

Beaucoup d'historiens se comportent avec la Grande Guerre en statisticiens ou en généralissimes qui déplacent les hommes comme sur une carte d'Etat-major quelques petits soldats. Mais ces soldats, ce sont des hommes, et c'est l'humanité en eux, avec les peurs et les faiblesses, la bravoure incroyable et le rire salvateur, qui sont les grands oubliés. Les voilà au cœur des 
Carnets de guerre de Victorien Mars, admirable court roman des hommes écrasés par l'Histoire.

« Je n'étais pas prêt à tuer. Il n'y avait que les patriotes comme M. Georges pour ne pas voir ce genre de chose, pour minimiser les conséquences d'un tel changement de vie. La vérité, c'est qu'on en était tous là, à crever de peur, mais l'orgueil et la fierté nous obligeaient à n'en rien laisser paraître. »

Victorien Mars, le si mal nommé, lui qui rêvait de garder son emploi d'horloger et avait programmé sa petite vie tranquille et heureuse, se voit transfigurer en Dieu de la Guerre dont il ne pourra porter longtemps le costume sans défaillir. A la tête de son unité, il parcourt les lignes d'arrière front jusqu'aux tranchées, traverse des villages abandonnés et tue, contre l'idée qu'il se fait de l'humanité. Tuer est l'acte le plus bouleversant, ce qui va vraiment bouleverser sa vie : à sa modeste échelle, c'est l'acte le plus barbare qui soit, c'est comme nier qu'il est humain lui-même, et le traumatisme sera fort. Forte aussi la « banalisation » du mal, cette atrocité continue qu'on finit par ne plus regarder et qui insidieusement met à bas tout ce que nous sommes. Ainsi, quand avec le 124e RI, dont il est caporal, il arrive à Verdun, acmé du Mal, il est pris dans le quotidien d'un duel de position et d'escarmouches mortelles et ne réalise l'ampleur de la partie qui se joue que plus tard. La focalisation du récit sur ce qu'il vit directement fait de la guerre en elle-même comme un monstre lointain, si vaste qu'on peine à en parcourir toute l'étendue et dont on parle comme d'une légende en train de s'écrire : les récits de milliers de morts ici ou là est rapporté avec plus de froideur, comme un événement externe à la souffrance de Mars, qui est là, les pieds dans la boue, avec son Lebel, ses camarades, son ennemi à quelques mètres, et que tout cela est bien assez.

Bien sûr, toute l'humanité bouleversée de Mars l'est aussi par le comportement de ces officiers va-t-en-guerre qui astiquent leurs bottes et déchirent les hommes comme autant de coupon de permission, sans aucune considération pour la vie. Un particulièrement cruel, qui jouit de sa position dominante et de son droit quasi divin de vie et de mort sur ses propres hommes, n'hésite jamais à lâcher le vicieux As de Pique, exécuteur de ses basses œuvres qui dans le civil serait volontiers bourreau ou psychopathe, mais auquel la Guerre confère une situation. Rien d'autre à faire sinon pour Mars et ses camarades combattre cet ennemi de l'intérieur, la balle perdue étant le meilleur allié du soldat (1).

« J'ai compris surtout que, tant qu'il y aurait sur terre des hommes comme l'As de Pique, des êtres programmés pour détruire, nous ne serions pas en sécurité. Ni ici ni ailleurs. Et je me suis mis à espérer qu'un jour, enfin, ce cauchemar prenne fin. »

Si le récit commence et se termine par une situation aporétique, quelques hommes en joue dans une tranchée, c'est tout ce qui conduit des hommes ordinaires à devenir à la fois des monstres et à lutter toujours et intérieurement pour conserver la lumière de l'humanité en eux, qui porte ces Carnets de Guerre de Victorien Mars de bout en bout, et en font, incontestablement, un roman de la douleur et des petites choses qui, comme on le disait naguère, font de vous des hommes ! Que faut-il traverser d'horreurs pour comprendre la valeur simple de la vie ! Maxence Fermine ne nous écrase pas avec une thèse mais pose simplement devant nous l'image d'hommes épuisés mais vivants, d'hommes qui ont dû atteindre à l'absolu négation de ce qu'ils sont pour survivre. Le roman est écrit dans une belle langue maîtrisée mais sans ostentation, comme effacée derrière le récit, et l'effet est d'autant plus efficace et, magistralement — modestement — humain. 


Loïc Di Stefano

(1) La statistique vient corroborer le romanesque : dans les premiers mois du conflit, les officiers ont montré une cruauté aveugle envers leurs propres soldats, aussi beaucoup d'entre eux sont-ils mort à l'assaut d'une balle dans le dos... 

Maxence Fermine, Les Carnets de guerre de Victorien Mars, Le Livre de poche, avril 2011, (Albin Michel, novembre 2008), 6 euros

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