La Condition sexuelle, notes d'un psychothérapeute sur la vie, le couple, le sexe... roman sur la condition sexuelle de Laurent Jouannaud

Laurent Jouannaud est un psychothérapeute repenti : à la suite d'une expérience malheureuse, il revient à une pratique plus corporelle de la médecine, sans toutefois omettre de nous laisser son témoignage, comme une étude in vivo des humains et de leur condition sexuelle.

« — Nous n'avons plus de rapport sexuel depuis presque trois mois […] Vous trouvez ça normal, docteur  ? / Nous avons des besoins sexuels, voilà ce qui est normal. Mais leur satisfaction ne dépend pas de nous seuls, ce qui complique tout. » 

Laurent B. vient consulter parce qu’il est confronté à une forteresse, la femme qu’il aime, et qui se refuse à lui depuis si longtemps (cinquante, cent, cent cinquante jours…) qu’il en perd les notions de sa propre existence et se délite : sa femme lui inflige de cruels tourments par sa seule indifférence à la chose sexuelle. Le psy, magicien des âmes, doit pouvoir trouver un remède à ce mal qui naît de l'extérieur. Mais Laurent B. aime sa femme, ne veut pas la tromper et sait ne pouvoir vivre sans elle, et, en même temps, ne peut plus vivre ainsi. Impossible de rompre, impossible de vivre ainsi. Ce micro drame cornélien engendre une relation d’hommes entre le patient et son médecin, le second cherchant par tous les moyens à redonner un sens a-sexuel à la vie du premier et/ou à lui ouvrir les yeux sur l’aporie magnifique de sa vie actuelle. Mais celui qui ne veut pas voir…

« Je suis heureuse, mais ma vie manque d’envergure. Je souhaite une perfection que je n’atteindrai pas. »

Eve N. vient consulter parce qu’elle ne se sent pas de poids dans l’existence : un travail à responsabilité et qui lui plaît, une silhouette agréable — mais pas assez peut-être pour que chaque mâle se batte pour elle — mais elle souffre intérieurement d’avoir un physique normal. Elle va être mère, bientôt, mais ne parle jamais du père, effacé littéralement : elle sait qu’elle pourra et financièrement et moralement devenir une « belle mère » pour son enfant. C’est en apprenant ce changement ontologique qu’elle décide de consulter, non pour se soigner mais pour se connaître, voir ce qui provoque en elle ce blocage intérieur qui l’empêche de vivre pleinement sa relation au monde.

« Ce couple voulait à la fois se construire et se détruire. C’était un double blind stérile et épuisant. » 

Bien sûr, Laurent B. ne parle que d’Eve N., sa femme, laquelle l’efface totalement de son processus thérapeutique quand lui en fait son obsession. Et Laurent Jouannaud, le psy, met un certain temps à comprendre que le patient du mercredi est lié à celui du jeudi… Se pose alors un dilemme nouveau pour ce jeune praticien, qu’il partage avec ses confrères pour tenter de s’en sortir sans trop de casse. Détenteur par sa fonction des secrets de l'individu, il devient bien malgré lui détenteur des secrets du couple et organise, sans le savoir, une thérapie de couple aux éléments disparates et diachroniques : l’un sans l’autre, les deux amants s’offrent à l’analyse. Parce qu’elle souffre sans doute moins de la situation actuelle, Eve N. met fin à la cure d’elle-même et se sent rassérénée. La cure de Laurent B., quant à elle, continue, tristement, comme la litanie des jours sans rapport sexuel.  

« J’aurais pu lui dire de rentrer à la maison et de m’oublier si ce que je savais par B. n’avait pas parasité mon appréciation de la situation. »

Situation inédite pour le jeune praticien, qui ne peut plus trop aider l’un sans trahir l’autre et à la fois perdre sa « neutralité bienveillante », car, pour ainsi dire, il fait partie du couple. Pire, il est perdu parce que tout ce qui est dit par l’un est contaminé par ce qui a été dit par l’autre, sans jamais que la situation ne soit avouée. Cette dichotomie entre le sentiment de l’homme et celui du médecin conduit immanquablement à s’interroger sur le bien-fondé de la pratique même, alors qu’une grande partie du récit est fait justement de notations précises sur les règles de la cure, la nécessité d’être régulier, de noter le contenu de chaque séance et de le relire avant la prochaine, de finir sur une question dont la réponse mûrira toute la semaine dans la tête du patient, etc., et pose ce dilemme déontologique comme la source même de l'impossibilité d'exercer. En dressant ainsi le portrait d’une profession qui fait sa petite affaire des drames intérieurs, Laurent Jouannaud (narrateur et auteur, dissocié par la réalité de la fiction) s’inscrit dans une critique économique de la libido et des techniciens de ladite. 

« Pendant ces quelques mois de thérapie bifide, l’existence virtuelle du couple que je ne voyais que par moitié m’avait gêné. »

Roman de couple et de ses décalages face à la sexualité, La Condition sexuelle est aussi un roman de l’échec d’un processus visant à réunir deux être trop dissemblables pour survivre au jeu des habitudes, au jeu de la vie même, deux amants aux désirs sexuels qui ne coïncident plus. Roman « proustien » de la difficulté d’être, qui entremêle avec beaucoup de réussite la mystification littéraire — car il s’agit bien d’un roman, malgré la collection savante et l’éditeur universitaire qui l’abrite — et l’humour noir redoutable, faisant par exemple de la femme un produit coté à « la bourse érotique » dans une analyse de l’offre et de la demande d’anthologie, La Condition sexuelle restera un texte à part, mais haut placé, dans l’ordre littéraire.

Loïc Di Stefano

Laurent Jouannaud, La Condition sexuelle, PUF, "Perspectives critiques", mars 2005, 194 pages, 17 euros

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