Tant que ça ne dérange pas, le "Bonheur fantôme" d'Anne Percin

Pour vivre heureux vivons caché, entendons-nous parfois autour de nous, soit que les proclamateurs de cette maxime sont des sages, soit qu’ils vivent dans le péché, voire en marge. Enfin, en marge pour ceux qui pensent encore que les choses de l’amour se règlementent et que l’on doit être hétérosexuel, un point c’est tout ... Mais justement, Pierre, le narrateur de cette histoire ne l’est pas. Ni d’accord avec les dictas sur l’ordre qu’il soit moral ou général, et encore moins sur l’amour et la sexualité. Il a horreur de la chasteté - qu’il trouve obscène - et se retrouve bien vite prisonnier d’un amour. Plutôt d’un Amour, le sentiment absolu, total, encore plus puissant que la passion dévastatrice et comme il ne fait rien à moitié, il part, un beau jour, laissant R. à son désarroi...


Caché à côté de La Flèche, à quelques encablures du Mans, caché mais non tapi et encore moins aux abonnés absents puisqu’il lui vient l’idée de tenter de renouer avec R. Hé oui, l’amour ne se commande pas surtout avec ce grand A qui en impose. Et puis le temps qui s’écoule lentement en province incite à la méditation et de la réflexion naît parfois une bonne résolution.
En attendant, ses débuts de brocanteur du dimanche, plutôt de chineur professionnel qui se plaît à revendre ce qu’il a pu récupérer après l’avoir restauré, ne lui rapportent pas lourd, alors il donne un coup de main lorsque le café du coin subit les hordes de visiteurs les jours de marché. Mais surtout, ce temps d’abord passé à rêvasser puis à remettre en état la vieille bicoque qu’il a racheté en bord de nationale, ce temps si cher en la capitale et que R. lui envie, il se l’offre pour écrire la biographie de Rosa Bonheur. Une artiste peintre du siècle dernier qui fut très célèbre, tant par sa peinture qui se vendait à prix d’or, que par son comportement. Habillée en homme - après avoir obtenu la précieuse autorisation préfectorale de se travestir - elle vivait avec sa femme et ne s’en cachait point. En ces temps de rigueur morale il fallait avoir un certain courage.
Rosa renvoie à notre narrateur un miroir dans lequel il puise le courage de conduire sa propre vie le plus en adéquation possible avec ses désirs. Ce qui n’est jamais chose facile...


Entre les lignes on s’amuse aussi à compter les points dans cette remise à zéro des compteurs qu’entreprend Anne Percin contre notre société qui craint d’être dérangée et n’aspire qu’à la tranquillité. Notre bonne vieille société bourgeoise et catholique à s’en étrangler qu’elle compare si justement à "un chœur. Certains sont heureux dans l’unisson, d’autres chantent en canon, d’autres ont leur petit chanson. On peut chanter faux, on peut chanter mal, on peut chanter à contretemps. On dérange seulement quand on chante trop fort.


Malheur à celui qui se fait remarquer, qui brille de trop, qui est heureux... Le bonheur - tout comme l’amour - fait peur. Et pour ne pas se faire remarquer Pierre, qui doit aussi porter toute la culpabilité de ne pas être mort (son frère jumeau est décédé quand ils étaient enfants, et depuis les parents sont hors du temps) s’adonne à cette quête de lui-même à travers la biographie de Bonheur. Il écrit pour ne pas sombrer. Car "écrire, c’est faire le tri disait Spielberger". Oui, Christophe Spielberger qui est aussi le compagnon de Percin et un camarade de mots qui s’était embarqué avec moi dans l’aventure du numéro 19-20 de la revue Passage d’encres. Comme le monde est petit. Et ce clin d’œil au bas de la page 154 m’a plu, cette manière de tisser la toile entre la création et la vie privée qui ne peuvent qu’être unie puisque cela ne s’accomplit que si dans l’esprit une certaine collaboration s’instaure entre l’homme et la femme, nous dit si bien Virginia Woolf.
Mais que l’on ne me taxe pas d’avoir écrit un article de complaisance !... D’ailleurs en guise de boutade, mais à moitié seulement, je tire un peu l’oreille de dame Percin qui, pour une enseignante de français, ose écrire "me ramène un livre" quand tout le monde sait que l’on doit dire "me rapporte un livre". Et toc...


Pierre, qui fut un brillant étudiant, un top model de quelques mois et qui voit sa vie comme "une toile délavée peinte à l’aquarelle" se morfond jusqu’à ce que R. se pointe à l’improviste. R. dont on apprendra à quelques pages de la fin son prénom ... Et dans la maison aux courants d’air et aux chats errants, se jouera derechef la partition idéale. Quoique R. soit tenue par quelque obligation de famille, mais l’avenir semblerait possible dans une certaine mesure. Car loin de Paris et donc loin des contingences, notre narrateur s’épanouit enfin. Comme quoi, il semble bien qu’il ait raison quand il nous assène que "la famille est l’ancêtre du groupe de pression politique"...


Roman générationnel à n’en pas douter, mais aussi roman de la liberté et de la modernité, fresque intime d’un monde qui s’épuise, ce livre au goût pimenté ponctué de citations et de belles chutes, impose une voix qui saura certainement se faire entendre dans le brouhaha de la rentrée qui raisonne trop souvent dans le vide de noms ronflants mais si creux. Souhaitons-lui le même destin qu’un autre grand roman du Rouergue, Les déferlantes...


François Xavier


Anne Percin, Bonheur fantôme, Rouergue, coll. "la brune", août 2009, 220 p., 16,50 €

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