Les Mange-pas-cher, Thomas Bernhard préfère manger à la cantine
Quel bonheur ! Nous n'avions pas lu avec assez
d'attention la bibliographie en langue originale de Thomas Bernhard car
nous aurions depuis longtemps été étonnés de savoir Die Billigesser toujours inédit dans notre langue - alors qu'il a été traduit en 1990 en Angleterre, par exemple. Die Billigesser est paru en 1980 en Allemagne en plein milieu de la rédaction des romans autobiographiques.
Les Mange-pas-cher est le récit d’un projet de rédaction avorté intitulé… Les Mange-pas-cher. On est en plein cœur de la contradiction bernhardienne : écrire est voué à l’échec, vouloir faire œuvre c’est se vouer à une entreprise vaine, mais c’est par la relation de cette impossibilité que l’œuvre naît.
Les Mange-pas-cher sont quatre personnages que Koller, dont les
propos et pensées sont rapportés par le narrateur - on ne peut
s’empêcher d’entendre directement Thomas Bernhard -, rencontre à la
Cantine Publique Viennoise. Ceux-ci, choisissant toujours les repas les
moins chers de la Cantine, ont permis à Koller de reprendre son projet
de Physiognomonie qui était dans l’impasse depuis plusieurs
années. Il a fallu que Koller aille dans « la direction opposée » pour
qu’enfin grâce aux Mange-pas-cher il entrevoit la possibilité de rédiger
ce travail abandonné. Armé de son style incantatoire qui lui est
propre, Thomas Bernhard va alors nous dresser le portrait d’un individu,
Koller, en lutte avec le monde pour préserver sa liberté ; un individu,
au bord du gouffre, dont les imprécations maniacodépressives nous
révèlent toute l’intensité du combat, le caractère impitoyable des
Autres qui le contraignent à choisir entre la folie ou la mort. Un
monde, représenté par les parents, les professeurs, tous les Autres qui
« roulent dans la bonne ornière » comme disait Rimbaud, sans cesse
occupé à détruire la nature véritable des individus : « Il avait dû,
disait-il, consacrer un pourcentage élevé de ses énergies à se défendre
contre le lycée et son mécanisme de destruction, contre l’école en soi,
qui, dirigée contre la nature de chaque individu, n’était faite que pour
déliter et détruire et subséquemment anéantir la nature de chaque
individu. ». L’intellectuel, l’homme de l’esprit sera toute sa vie en
prise avec un milieu hostile ; comme le dit Deleuze, c’est un homme aux
aguets qui ne peut jamais connaître le repos. Son seul salut est dans la
fuite, s’il relâche son attention, le monde prédateur est déjà sur lui
pour l’anéantir.
Les mésaventures subies par Koller, suite à sa
décision de prendre un autre chemin, nous rappellent celles terribles
qu’a dû endurer Thomas Bernhard dans ses années de jeunesse. C’est parce
qu’il avait choisi d’aller dans la direction opposée et de se faire
employé de commerce dans le quartier le plus mal réputé de Vienne que
Thomas Bernhard avait contracté cette tuberculose qui devait être
décisive pour sa destinée d’écrivain, et devait lui permettre de
découvrir et de se consacrer aux choses de l’esprit. Koller, lui, sera
mordu par un chien parce qu’il aura changé ses habitudes et devra
finalement subir une amputation du fait de l’incompétence des médecins.
Comme dans les romans autobiographiques, Bernhard s’en prend avec toute
la férocité qu’on lui connaît à tous les pouvoirs institués, la médecine
en étant un parmi d’autres (l’État, l’Église, l’école, etc.).
Koller devient un homme de l’esprit parce qu’il souffre dans son corps :
« Le fait que depuis sa plus tendre enfance il souffrait déjà des yeux et qu’ensuite, à sa maturité, il était, en plus, soudain devenu infirme lui avait conféré ce qu’il désignait comme une plus haute consécration de l’esprit et dignité de l’esprit […]. » / « Probablement, m’avait-il dit une fois, c’est le chien de Weller qui a mis la couronne à mon existence […]. Ce trente et un octobre a eu lieu le couronnement de ma vie […]. »
Outre
ceux déjà évoqués, tous les thèmes bernhardiens sont une nouvelle fois
développés dans cet ouvrage : l’exagération qu’il va appliquer à la
notion de déterminisme pour la pousser jusqu’au bout, jusqu’au comique,
pour en arriver à dire, niant tout hasard, que la vie des gens répond à
un théorème mathématique, l’importance prépondérante, vitale du lieu,
l’impossibilité de faire un choix qui soit vraiment le bon, les
références à la philosophie, etc.
Nous avons craint un « fonds de tiroir » et nous avons la joie de lire une nouvelle « variation Bernhard » très proche de Béton,
entre autres. Une œuvre qui se confronte avec les contradictions
insolubles qui permettent, avec la conscience de l’échec, de donner vie à
l’œuvre, mais, contradictions, dont la seule véritable issue est la
mort.
Philippe Menestret
Thomas Bernhard, Les Mange-pas-cher, traduit de l’allemand par Claude Porcell, Gallimard, « Du monde entier », 120 pages, juin 2005, 11 €
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