"Double Rêve" d'Arthur Schnitzler : vertige au cœur de Vienne.

Longue nouvelle, parue pour la première fois en feuilleton en 1925 et adaptée par Stanley Kubrick dans son film
Eyes Wide Shut, Double rêve traduit le vertige traversé par un homme et une femme à l’épreuve de la jalousie et du désir dans une Vienne chargée de ténèbres.

Entre intrigue et fantasme, il est ici question de l’identité au sein du couple, et des compromis inhérents à la survie de cette cellule souche du monde occidental tel que – malgré tout – nous le connaissons encore, avec ses principes et ses énigmes, ses signes et ses ombres. Un air connu donc, mais sans concession, où Arthur Schnitzler plonge le lecteur dans un tourbillon onirique et saisissant dont on ne revient pas indemne.

« Des doutes insensés, inimaginables, se réveillèrent en lui. »

Vienne, entre les deux guerres mondiales. Fridolin et Albertine forment un couple bourgeois sans faille apparente. Lui est médecin, elle, femme au foyer. Transportés par l’ivresse, au retour d’un bal costumé, ils décident de se livrer l’un à l’autre, de sonder leurs souvenirs, dans un échange trouble. Albertine raconte alors, à coups de détails cinglants, comment un homme croisé lors de vacances communes au Danemark aurait pu balayer leur mariage en un claquement de doigts. Si Fridolin confie à son tour une aventure analogue, et tout aussi platonique, l’équilibre semble déjà vaciller sous l’implacable récit de sa femme, tant les images engendrées par ces aveux s’imposent à lui avec une violence démesurée. Il est alors trop tard pour faire machine arrière.

Dans un orage de soupçons, les certitudes incarnées par l’enfant et le foyer volent en éclat pour Fridolin. Suite à un appel d’urgence, plusieurs rencontres lui donneront l’occasion de se venger, mais surtout de remplir le nouveau contrat d’Albertine : celui de se dire « ce genre de choses » — c’est-à-dire, implicitement, de les tolérer.

Une déclaration d’amour au chevet d’un mort, une jeune prostituée ou une orgie secrète à laquelle il n’était pas invité, ponctueront le crescendo d’une nuit effrénée, à l’orée du fantastique, où Fridolin tentera de passer de l’autre côté, ou y sera invité, quitte à jouer sa vie, à la recherche d’une réparation par l’infraction. Tandis que sa femme endormie continue de le persécuter en songe, Fridolin traverse Vienne comme un somnambule.

Le titre français Double Rêve, choisi pour cette nouvelle édition, renvoie à Doppelnovelle, titre initial retenu par Schnitzler avant qu’il n’opte pour Traumnovelle, souvent adapté en français par La Nouvelle Rêvée. Ce choix renforçant l’idée d’opposition, selon Pierre Deshusses, qui a traduit et préfacé l’ouvrage, entre « l’univers onirique » des deux personnages et le rêve et la réalité.

Aussi variées que soient les tentations, toutes seront vouées à l’échec. Les fantasmes nocturnes d’Albertine rejoignent Fridolin sur ce point. Rien ne sera consommé. Des deux côtés. Les frontières entre le réel et l’imaginaire sont floues et, en cette période de carnaval, la mascarade transperce le récit de toutes parts. Fridolin évoquera plusieurs fois le fait d’être victime d’une comédie. Les transgressions font office de mirages, de mises en scène, révélant par là le caractère inconsistant de ces autres possibles devant la réalité d’Albertine, puisqu’il s’agit, en fin de compte, de retrouver cette réalité fragmentée ailleurs. Elle est ainsi à la fois la cause de cette quête destructrice, hors du périmètre de leur couple, et le but. De cette impression de découvrir une étrangère, hanté par des scènes illusoires, c’est lui qui finit par se perdre, devenir un autre et jouer un rôle. Si bien qu’en cette nuit, parallèle au rêve d’Albertine, la ville semble composée d’acteurs disposés à faire de Fridolin leur jouet ; lui-même totalement impuissant devant l’inventaire des plaisirs proposés.

De son côté, Albertine fait preuve d’une certaine maitrise. Même si l’on en vient à se demander quel est le sens de la manœuvre, dans cette débauche subite de franchise, notamment par les termes employés et le détachement avec lequel elle provoque Fridolin, ouvrant les fenêtres sur un territoire ignoré, propre à tout remettre en question. Pourtant c’est d’elle que viendra l’apaisement. Ou du moins la trêve. Le « toujours » du mari se heurtera au « longtemps » de la femme, comme pour le défendre de considérer cette paix comme un acquis. C’est elle qui tient les rennes, déclenche et met un terme à la crise, et par là même affirme son attachement au réel, à l’acte, puisqu’il s’agira de se tenir éveillé.

Lui-même médecin, Schnitzler s’est très tôt penché sur l’inconscient et les mécanismes des rêves, même s’il n’accordait qu’une estime secondaire au travail des psychanalystes, les considérant pour la plupart, toujours selon Pierre Deshusses, comme « des poseurs et des charlatans ». Freud disait pourtant l’éviter de peur de croiser un double. L’objet est, quoiqu’il en soit, résolument littéraire (1) et s’inscrit dans une filiation autre. On pensera, au Nerval d’Aurélia, cet « épanchement du songe dans la vie réelle » et plus précisément aux Nuits d’Octobre, où rêve, veille et éveil s’entrelacent au point d’interférer sur un plan égal lors d’errances à travers la ville.

Déjà expérimenté dans Mademoiselle Else, Schnitzler renoue avec le procédé du monologue intérieur ; cheminement de la conscience, à travers lequel le personnage de Fridolin perçoit le monde en temps réel, au rythme frénétique des pensées, bousculées par le chaos des pulsions et des fantasmes, mais aussi par les visions inconscientes de sa femme qu’il intègre à ses conclusions. Albert Cohen utilisera partiellement ce procédé dans Belle du Seigneur. De Mademoiselle Else encore, on retiendra cet élan suicidaire, sacrificiel, sous-jacent dans Double Rêve, et qui intervient ça et là comme solution possible et purification. Dans Traumnovelle comme dans Fräulein Else entrent en conflit ces forces, à la fois liées aux codes, sociaux entre autres, et aux profondeurs de l’âme.

Si le livre, malgré sa trame classique, vaut par son analyse subtile du couple, avec ses déséquilibres, il tient aussi par son atmosphère électrique et inquiétante. La tension érotique s’accroit à mesure que les mystères s’épaississent, dans un foisonnement de registres soulignant la richesse et la virtuosité de cette œuvre ; et l’on comprend l’enjeu d’une telle adaptation au cinéma, tant chaque scène est chargée — chargée de symboles, certes, mais véritablement habitée, dans le détail, sans pour autant alourdir le propos à force de renvois grossiers ; on est pris.

Pour finir, Schnitzler pose l’angoissante question de savoir qui est cet autre — cet autre à qui l’on a donné la première place — et par là-même, en contre-jour, exhausse ce défi aristocratique.


Arnault Destal

(1) Où l’on s’étonnera du choix malheureux de la couverture, tirée vraisemblablement d’une banque d’images renvoyant aux pages « Psycho » de Femme Actuelle.

Arthur Schnitzler, Double Rêve, Rivages Poches, « Petite Bibliothèque », avril 2010, 169 pages, 7,50 euros

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