"Amour dans une petite ville" ou le poids écrasant de la société traditionnelle et de la Révolution culturelle sur les âmes simplement amoureuses

Lui est un nabot très puissant physiquement mais qui garde un visage d'enfant. Elle est une jeune fille en avance sur son âge pour ses formes, que sa rondeur accroît. Tous deux dansent dans une petite troupe de province en pleine Révolution Culturelle chinoise. Ce qui les oppose va les réunir tout en les opposant, dans une valse du désir et de la haine qui va les emporter au delà de la raison.


L'histoire de deux enfants qui s'aiment est universelle, d'Adam et Eve à Bernardin de Saint-Pierre et jusqu'au Lagon Bleu. Pourtant, ici, c'est d'amour monstre dont il est question, de violentes répulsions et d'un incontournable désir l'un pour l'autre, qui les fait se cacher de tous pour la joie des corps. Mais comme toute leur histoire est couverte par leur propre ignorance des choses de la vie, élémentaires, ils marquent eux-mêmes d'infamie une relation qui sera, pour leurs camarades, naturelle. Bien plus, leurs nature même de « monstre » et d'enfants différents les font s'isoler des autres et n'avoir que l'amant pour complice. 

Le nabot et sa grosse femme n'est un sujet comique que chez Dubut, ici les amants luttent aussi bien contre leurs pensées que contre leur corps, tout en faisant évoluer leur corps vers la disproportion par ignorance d'autres moyens. Leur acharnement à suer dans l'effort accentue encore plus leur différence, les entraînements qu'ils s'imposent en font deux parias dans la petite troupe de danse de province à laquelle ils appartiennent, comme une famille, ou plutôt comme un pensionnat tant rien en dehors ne semble exister : ni passé, ni famille, ni espoir, ce ne sont que deux corps qui souffrent et qui sont projetés l'un contre l'autre. Aucune issue : leur monstruosité leur interdit de participer aux spectacles, ce sont des danseurs d'entraînement, des gymnastes sans public ; en même temps, elle les isole des autres, qui peu à peu se forment aussi en couples mais sans ces histoires et ces violences. Il y a vraiment une stigmatisation de ces deux êtres comme les figures de l'impossible conciliation des sentiments et de leur épanouissement corporel, il faut que cela soit compliqué, douloureux, comme pour insister d'autant plus sur le contre-naturel de cette relation qui n'est pour ainsi dire la qu'en illustration de la transformation de l'humain en animal stupide. Le coupable : la Révolution culturelle et le « grand bond en avant » qui projeta la Chine vers l'avenir en faisant des Chinois un bétail corvéable.

Un ouvrage à l'index

A sa parution en Chine, en 1986, Amour dans une petite ville a été censuré par le pouvoir pour obscénité, ce que l'on a du mal à comprendre tant les scènes pures de sexualité sont cachées et, pour ainsi dire, sans importance par rapport à tout le reste, notamment la violence des désirs qui poussent l'un vers l'autre ces deux amants malheureux. D'ailleurs, sans cette critique politique le roman ne serait qu'un long aller-retour monotone des désirs de deux amants qui n'accrochent pas le lecteur, d'abord parce que le style de l'auteur lui-même est monotone et neutre — volontairement — et qu'il ne montre aucun attachement à ses personnages, qu'il n'aime a priori pas. Et c'est peut-être parce que le pouvoir chinois avait compris que par cette histoire d'amour impossible et malheureuse Wang Anyi décrivait surtout un pays écrasé par l'ignorance et des enfants emprisonnés dès leur plus jeune âge dans des carcans stériles qu'il avait interdit l'ouvrage. Car ce qui se lit dans le texte, c'est aussi et surtout cela, l'ignorance imbécile dans laquelle les deux amants se trouvent des choses de la vie, avant qu'ils en deviennent amant, et après, car rien n'évolue. Les jeux violents de leur amour et les tourments psychologiques que l'on suit ne sont que l'expression de leur ignorance et de la solitude féroce qu'ils ne savent pas abolir.

La Révolution Culturelle n'est pas à l'honneur, elle est bien ici cette mascarade qui n'a visée qu'à abrutir un peuple pour le manipuler. La vie des villes et des campagnes traversées par la troupe des danseurs est un long enfoncement dans la misère et la crasse, d'où il ressort même que les plus heureux sont les paysans dont il est pourtant assez dit qu'ils  ressemblent plus à des esclaves de la terre qu'à des êtres libres et heureux.

Une histoire d'amour, donc, qui ne se déploie qu'en trame d'une critique assez dure de la société traditionnelle chinoise et du poids écrasant de la Révolution culturelle qui fut, du point de vue de l'humain, un avilissement et un emprisonnement. Cette force critique, qui passe tout en douceur, sauve un peu la lecture de l'ennuie si l'on cherche l'histoire d'amour. C'est « petite ville » qu'il faut retenir, c'est la restriction qui fait tout le sens de ce roman.


Loïc Di Stefano 

Anyi Wang, Amour dans une petite ville, traduit du chinois par Yvonne André, Philippe Picquier, "Piquier poche", mars 2010, 176 pages, 6,50 euros

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