"Le monde englouti", Zone de transit du lobe temporal

L’auteur phare de la science fiction britannique

James Graham Ballard (1930-2009) est surtout connu aujourd’hui pour avoir été adapté au cinéma par Steven Spielberg — Empire du soleil (1987) — et David Cronenberg — Crash ! (1997) —, plutôt loin de la science-fiction qui l’avait fait connaître. Au début de sa carrière, ses premiers romans s’inscrivirent pourtant dans la tradition britannique du roman de catastrophe ou d’apocalypse, sous-genre à lui tout seul. Sécheresse, le Vent de nulle part, la Forêt de cristal et le Monde englouti, écrits dans un style sophistiqué, permirent à Ballard de s’imposer dans le milieu de la science-fiction et marquèrent durablement les lecteurs.

La réédition du Monde englouti intervient à un moment où les films catastrophes sont revenus à la mode (par exemple 2012 de Roland Emmerich) mais aussi dans un contexte marqué par de récentes catastrophes naturelles, comme les tremblements de terre en Haïti et en Nouvelle-Zélande.… Au cœur du roman catastrophe se cache l’idée selon laquelle la nature va se révolter contre les excès de la civilisation humaine, relativisant ainsi l’homme et son ascension. On est à première vue loin des ouvrages provocateurs ou autobiographiques qui ont fait connaître cet auteur du grand public avec ce monde englouti qui recèle pourtant bien des beautés.

Fin de l’homme, naissance d’un nouveau monde ?

Dans un futur proche, une série d'explosions solaires a augmenté la température de la planète et un climat tropical règne sur l'ensemble de la Terre. La faune et la flore sont revenues à ce qu'elles étaient à une ère préhistorique antérieure — le trias. Ayant fui les grandes villes et les continents recouverts de vastes forêts infestées d'iguanes et de moustiques et arrosées continuellement de pluies diluviennes, les hommes vivent désormais dans des bases au Groenland, en Antarctique. À l’aggravation des conditions climatiques s’ajoute une natalité déclinante : l’humanité est condamnée à l’extinction à plus ou moins long terme.

Une expédition, placée sous le commandement du colonel Riggs s’est installée sur le site englouti d'une ancienne capitale européenne, Londres. Deux biologistes, Kerans et Bodkin, effectuent des relevés et des études de la flore pour mieux comprendre ce nouvel environnement. Le soir, Kerans retrouve sa compagne, Béatrice, qui a grandi dans cet immeuble à demi émergé de Leicester square. Il est de plus en plus perturbé par des rêves autour de la lagune où il entend la respiration des reptiles, la pulsation du marais… Le biologiste finit par en arriver à penser que quelque chose de primal, tapi au fond de lui, l’appelle vers le sud…

« […] Pour utiliser la langue symbolique du modèle de Bodkin, il abandonnerait en demeurant sur place les mesures du temps neuronique global, où les colossaux intervalles de l’échelle géologique calibreraient son existence. Là, le million d’années était l’unité de base, et les questions de nourriture ou d’habillement devenaient aussi futiles que pour un bouddhiste contemplatif […] »

Kerans, Bodkin et Béatrice refusent de quitter la lagune lors du départ de l’expédition. Là ils attendent, ils rêvent… Un groupe de contrebandiers, commandée par un nommé Strangman, débarque dans l’idée de piller les musées mais aussi les immeubles, à la recherche d’équipements électroniques qu’ils espèrent revendre aux habitants des pôles. Pour ce faire, Strangman assèche la lagune, ce que les biologistes ne peuvent laisser faire…

Adaptation et exploration

Ballard procède à une révolution conceptuelle. Dans la plupart des romans catastrophes anglais, (par exemple, le Jour des Triffides de John Wyndham), les hommes assistent au retour d’une nature violente, idée qu’il reprend. Il y a surtout une dimension morale qui renoue avec la parabole de Prométhée dans la peinture d’une civilisation humaine orgueilleuse qui chute brusquement et est obligée de repartir de zéro. Ballard ne s’intéresse pas à cela.

Bien sûr, l’humanité dans ce roman doit aussi s’adapter à cette nouvelle planète. Son exil sur les pôles, où elle essaie désespérément de maintenir son mode de vie d’avant les éruptions solaires, est clairement une erreur. Elle est condamnée à disparaître si elle n’écoute pas une impulsion venue du plus profond de son être, qui la pousse à retourner vers des latitudes plus basses pour trouver sa place dans cette nature redevenue sauvage. Parallèlement, Kerans décide de s’abandonner à des rêves surgis d’une mémoire primitive, remontant aux ancêtres de l’homme, petits mammifères qui rusaient pour survivre dans un écosystème hostile et dominé par les reptiles. Comme ces crocodiles qui hantent la lagune… L’exploration de ce nouveau monde est aussi une exploration de l’inconscient, vraie clef de ce processus d’adaptation.

Nourri donc de références psychanalytiques — qu’est donc la lagune sinon une nouvelle matrice maternelle ? —, l’auteur peint avec délectation la déliquescence d'un monde en ruine, la tentation de la régression vers un monde primitif préhistorique, la lutte perdue d'avance des hommes face à une nature sauvage et une psyché en pleine révolution. Ballard signe avec le Monde englouti un de ses premiers chefs d’œuvres et offre une œuvre exigeante, visionnaire aussi. Car ce livre est tout autant un roman relatant une mutation de l’homme qu’une exploration de son esprit. Il s’agissait alors d’un des thèmes chers à la new wave, l’exploration de l’espace intérieur, typique des années 60 et fut donc lu par la contre-culture de cette époque, qui fit de ce médecin très classique dans sa mise un pionnier de sa propre prise de conscience. Ballard ou le gourou involontaire d’une génération…

Cette réédition, qui bénéficie d’une nouvelle traduction de Michel Pagel, auteur confirmé de science-fiction, est une occasion idéale pour l’amateur de relire un très beau texte ; c’est aussi pour les amateurs de littérature le moment de découvrir que la science-fiction peut, elle aussi, être une affaire de style.

« […] Il quitta donc l’immeuble pour s’enfoncer de nouveau dans la jungle, où il se retrouva totalement perdu au bout de quelques jours, à suivre une succession de lagunes, accablé de chaleur et de pluies sans cesse plus violentes, attaqué par alligators et chauves-souris géantes, second Adam cherchant les paradis oubliés du soleil ressuscité. »

Sylvain Bonnet

James G.Ballard, Le monde englouti, traduit de l'anglais par Michel Pagel, Gallimard, Folio SF, janvier 2011, 233 pages, 5,70 €

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