"Les pommes d'or du soleil", Bradbury ou la nostalgie dans le rétroviseur

Pour beaucoup de fans de Science-fiction, Ray Bradbury est, disons-le, un mythe. Car l’auteur des Chroniques martiennes, un des derniers survivants de l’âge d’or du genre, a été l’objet d’une consécration culturelle que peu de ses collègues ont eu. Farenheit 451 a fait l’objet d’une adaptation au cinéma par François Truffaut, pape de la nouvelle vague. Rappelons aussi qu’Hollywood a fait appel à lui pour le scénario d’une version de Moby Dick (1956) par John Huston. Sa réputation a donc dépassé largement le cadre des fans de science-fiction.

Sa poésie, sa sensibilité ont été célébrés par un public qui, par ailleurs, ne connaissait pas le genre, souvent réduit à des rêveries d’adolescents boutonneux et attardés. Par la suite, Bradbury a servi d’alibi à l’intelligentsia culturelle des années 70 et 80 quand celle-ci méprisait ouvertement le genre. Enfin, il est un des seuls auteurs de SF reconnus et étudiés à l’école. L’auteur de ces lignes se rappelle avoir lu des passages des chroniques martiennes dans un manuel de français en classe de cinquième : ce fut la seule fois où la science fiction  fut abordé jusqu’en terminale par un enseignant…

Rançon de ce succès, Ray Bradbury a été l’objet de critiques parfois violentes comme celle de Damon Knight (1922-2002) dans un célèbre texte intitulé « Quand j’étais en culottes courtes», qui illustre bien les réserves de ses confrères et d’une partie des fans de SF envers son œuvre. Dans les années 70, il a été ensuite très attaqué par le public qui le trouvait passéiste, réactionnaire. Les pommes d’or du soleil constituent l’occasion de vérifier ces assertions. Disons le de suite : on peut estimer que tous, pro et anti, avaient raison sur son cas.

Le mélancolique

Les textes de Bradbury font souvent preuve d’une sensibilité proche de la mélancolie. La première nouvelle qui ouvre ce recueil, la corne de brume, est caractéristique de son approche : un vieux gardien de phare montre à un de ses jeunes amis son secret : chaque année, le bruit de la corne de brume rappelle du fond des mers un dinosaure aquatique, dernier de son espèce, croyant qu’on cherche à communiquer avec lui. Bradbury  ne s’attarde pas trop sur l’aspect effrayant de la rencontre. Il préfère susciter de l’empathie chez le lecteur pour cet animal, seul depuis des millions d’années, isolé dans les profondeurs marines, débouchant même sur un vertige qui rappelle un peu les auteurs de Weird tales, Lovecraft et Clark Ashton Smith en tête. Dans le garçon qui était invisible, une vieille folle qui se croit sorcière fait croire à un jeune garçon qui vient la visiter qu’elle peut le rendre invisible pour le retenir auprès d’elle. Et cela marche encore : nous sommes émus. Pourtant, ce sentimentalisme est chez lui à double tranchant, facteur de réussite autant que d’échec.

Ainsi, dans La sorcière d’avril, une jeune fille meurt de solitude et se désespère de tomber amoureuse, ne pouvant approcher les garçons pour ne pas révéler son secret ; elle fait appel alors à sa magie pour prendre possession d’une jeune fille et va au bal pour danser avec un garçon… le goût de la sentimentalité chez Bradbury tombe ici dans la mièvrerie. On a droit à tous les clichés et il en fait des tonnes pour nous tirer les larmes. Idem pour les grands espaces où deux jeunes femmes décident de rejoindre leurs fiancés sur Mars et passent une dernière soirée dans leur ville natale, tout en s’imaginant qu’il en a toujours été ainsi : go west young girls ! Pour un lecteur contemporain, il est difficile de ne pas trouver ridicules ce type d’historiettes. On a finalement l’impression que Bradbury est sans cesse en train d’effectuer un numéro d’équilibriste en matière de sentimentalité, on ne sait jamais de quel côté il va tomber, vers la mélancolie ou la mièvrerie….

Mais Ray n’est pas réductible à sa sentimentalité : tel Janus, il possède un autre visage.

Le passéiste

L’avenir, le progrès technologique, Bradbury les considère avec méfiance. Caractéristique de cette attitude est L’assassin : un homme se met à détruire chaque appareil symbole de la société de consommation, parce qu’il trouve insupportable que notre vie soit rythmée par des machines : on attend avec impatience une nouvelle du vieux Ray sur les téléphones portables… Cette veine réactionnaire réussit bien à notre auteur. C’est quand il adopte un ton sarcastique, « méchant » qu’il devient intéressant, percutant et actuel. Car Bradbury a été le témoin de l’avènement de la société de consommation aux États-Unis et des changements qu’elle a induit dans la vie quotidienne.

Rêveur, nostalgique d’une société plus traditionnelle, rurale, il s’est fait critique d’un mode de vie dont nous voyons aujourd’hui poindre les derniers feux… Anti « technologiste », la préservation de l’ordre d’une société lui paraît plus important : c’est la morale de La machine volante où l’empereur de Chine fait assassiner l’inventeur d’une sorte d’avion afin de préserver la stabilité sociale que de telles novations menace. Remarquons que notre auteur tranche nettement sur son époque, quand on se souvient que fleurissaient alors les space operas présentant les progrès de la science de façon positive (Fondation d’Asimov ou Le pont sur les étoiles de Williamson). En cela, il est très original.

Au terme de cette lecture, que reste-t-il de Bradbury ? On retient sa sensibilité qui a fait de lui, selon Damon Knight, le poète de l’enfance. Et combien d’enfants sont-ils venus à la science-fiction en lisant ses Chroniques martiennes ? La chose est ironique quand on sait que Bradbury ne s’est jamais défini comme un écrivain de science-fiction, ce qui explique aussi que certaines nouvelles présentées ici n’aient finalement que peu à voir avec le genre. De surcroit, en tant que nouvelliste, Bradbury pratique très peu l’art de la chute, a contrario de beaucoup de ses collègues

On peut cependant regretter qu’il ait été l’arbre cachant une forêt d’auteurs très doués : Simak, Sheckley, Anderson, Sturgeon et tant d’autres. On peut donc (re)lire Bradbury, s’émerveiller de la fin des Chroniques martiennes mais aussi recommander à notre chère éducation nationale de faire lire d’autres auteurs : une gageure dans un monde où télévision, Internet, jeux vidéos ont trop souvent réduit la littérature à un passe temps élitiste.
 
Sylvain Bonnet

Ray Bradbury, Les pommes d'or du soleil, traduit de l'américain par Richard Negrou et Philippe Gindre, Gallimard,  Folio SF, mai 2011, 340 pages, 6,80 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.