"Le Surmâle" d'Alfred Jarry, romance gaillarde sur l'amour et la pataphysique

Près de 100 ans après sa mort– il mourut, à 34 ans, le 1er novembre 1907 – Jarry reste encore occulté par l’ombre du père Ubu. Ce qu’on connaît de lui, ce qu’on lit de lui, c’est le cycle ubuesque, et surtout, bien sûr, Ubu roi. Loin de moi l’idée d’empêcher de lire ces textes, ni d’en contester les mérites : leur force adolescente reste intacte, et touche un public très vaste. J’ai assisté, en juillet dernier, au Théâtre du Peuple de Bussang, à une représentation d’Ubu roi.  Le public, surtout régional, peu informé à l’avance des spécificités de l’univers ubuesque, a été un moment surpris, parfois scandalisé. Mais il a finalement fait un triomphe à la pièce. 

Oui. Mais le croc à phynances du père Ubu s’abat lourdement sur le reste de l’œuvre de Jarry : pas moins de trois volumes dans la Pléiade, ce n’est pas mal pour un homme qui mourut si jeune, et qui de surcroît, pendant au moins les deux dernières années de sa vie, était à peu près empêché d’écrire, comme le prouvent les mésaventures de La Dragonne, ce dernier roman qu’il n’a jamais réussi à terminer.

Romans ? Avant La Dragonne, Jarry en avait écrit six : Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicienLes Jours et les NuitsL’Amour en visites,L’Amour absoluMessaline  et Le Surmâle.  C’est le dernier qui est aujourd’hui réédité par Viviane Hamy. Elle est allée rechercher, dans l’édition donnée en 1963 par le Club Français du Livre, les dessins légèrement fuligineux, mais souvent suggestifs, de Tim. Le texte est livré à l’état brut, sans un mot de présentation ni de commentaire, comme il le fut, en 1902, aux lecteurs de l’édition originale, aux éditions de la Revue Blanche. Toutefois, un copieux « prière d’insérer » cartonné et articulé fournit quelques renseignements : une note cursive sur l’établissement du texte, une analyse assez coruscante, signée FM, un ensemble de citations, une documentation sur certains des thèmes du livre, enfin quelques informations biographiques sur Tim.

L’avouerai-je ? Ai-je même le droit de l’avouer ? Je le prends : Le Surmâle n’est pas le roman de Jarry que je préfère. Me lancer dans une appréciation comparative de ces textes… incomparables ? C’est difficile. Il faut évidemment mettre à part les Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien, texte fondateur de la ‘Pataphysique, c’est-à-dire de la Science (avec une grande Scie ? C’est ce que nous souffle Ellen dans Le Surmâle, avant de faire, fictivement, le geste de mourir). L’Amour en visites n’est pas sans mérites propres, mais a surtout celui d’avoir préparé L’Amour absolu, qui devait originellement, sous le titre « Chez Dame Jocaste », en constituer le dernier chapitre. Le projet, Faustroll merci, a échoué, et L’Amour absoludevenu texte autonome est désormais, avec ses 40 pages dans la Pléiade, l’une des « concrétions littéraires » les plus étonnantes et, je pèse le mot, les plus belles de la littérature française. On l’a compris : avec, bien sûr, Les jours et les nuits, roman d’un déserteur, c’est L’Amour absolu qui me paraît représenter ce qu’il y a de plus profondément jarryque, à mille lieues (apparemment ?) de l’univers ubuesque.

Je me suis souvent demandé pourquoi j’étais tenté de mettre Le Surmâle – et, dans la foulée, cette Surfemelle qu’est Messaline – à un niveau un peu moins élevé. La présence forcenée de la sexualité ? Mais elle est aussi présente, quoique sous d’autres formes, dans L’Amour absolu. Non, ce qui me gêne un peu, dans le roman « moderne » qu’est Le Surmâle – l’action se situe en « septembre 1920 », mais les aspects « anticipatifs » du texte ne sont pas tous pleinement réussis – comme dans le « roman de l’ancienne Rome » qu’est Messaline, c’est, peut-être, un souci un peu trop apparent du lecteur. Du lecteur à conquérir. C’est ce souci qui rend compte, à mes yeux, de certains aspects, tantôt un peu trop faciles, tantôt inutilement spectaculaires, de l’écriture. Suis-je mauvais juge ? La « caractéristique insignifiance » prêtée au Surmâle André Marcueil me paraît un peu facile. Je laisse au lecteur le soin de trouver lui-même les aspects spectaculaires. À mon sens, il n’aura pas de mal. Est-ce à dire que c’est un « défaut » ? 

Car, naturellement, il faut lire, ou relire, d’urgence, Le Surmâle. Comme Messaline, c’est, transposée en récit, une très profonde méditation sur l’amour, sur la mort, et sur leurs rapports. Elle se manifeste en tous les points du texte. D’abord dans la mort d’Ellen (ou Hélène), au terme de ses étreintes avec « l’Indien tant célébré par Théophraste », qui masque André Marcueil. Qui lui-même, sans doute, masque… Alfred Jarry, un Alfred Jarry rêvé : qu’on relise, entre autres, le chapitre « Le cœur ni à gauche ni à droite ». Mais, on vient de l’apercevoir, la mort d’Ellen n’est qu’apparente : « Les femmes ne meurent jamais de ces aventures-là » (sauf Messaline, bien sûr, qui, elle, finit par en mourir…). C’est, paradigmatiquement, dans son dénouement que s’affiche le lien intime entre la mort et l’amour : par la mort du Surmâle qui a réussi à rendre amoureuse la Machine-à-inspirer-l’amour. La rançon ? C’est le supplice qui lui est infligé par la machine, mal réglée par son inventeur, Arthur Gough : « La couronne s’incurva puis se ploya par le milieu », et on la vit, nouvelle et mortelle couronne d’épines « mordre de toutes ses dents l’homme aux tempes ». 

Jarry, un an avant le centenaire de sa mort, n’a pas encore trouvé tous ses lecteurs. Cette réédition du Surmâle est un pas de plus pour faire découvrir l’une des plus grandes œuvres du siècle dernier. 

Michel Arrivé 

Alfred Jarry, Le Surmâle, illustration de Tim, Viviane Hamy, octobre 2006, 240 pages, 20 euros

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