"L'Art d'aimer en chemin", Michel Quint conduit avec subtilité un marionnettiste dans les souffrances d"'un hôpital pour enfants

Dans la plaine les baladins /
S'éloignent au long des jardins

(Apollinaire, Saltimbanques)

« Il est marionnettiste, et vient distraire les enfants dans les hôpitaux. Il fait la connaissance de Louis, un adolescent plongé dans le coma à qui il raconte son histoire. » Une sous-couche de Maurice Sand (1) sous couvert de l'indépendance de l'Algérie, rien de vraiment palpitant.

Michel Quint, grand prix de la littérature policière, auteur d'Effroyables Jardins, n'est pas soumis à ce doute : il œuvre par le charme subreptice, voire évanescent, d'une écriture qui ne dit son nom que le roman achevé. Les fils tissés, grossiers en apparence, sont délicats et subtils. Le tout formant un spectacle de marionnettes, avec sa féerie et son enchantement. 

De grosses ficelles

Les ficelles de ce livre semblent bien apparentes. L'auteur choisit de traiter des sujets importants et complexes comme l'indépendance de l'Algérie. Le narrateur conte son enfance, traversée par ces années de tourmente qui ont décidé du destin de ce pays.

Cependant, l'auteur force le trait, en nous présentant des événements spectaculaires.

D'abord, il y a cette agression, dans la cave, brutale et impromptue, d'une famille de trois rapatriés par le capitaine FPA et ses alguazils. « Le temps d'une porte claquée, de corps qui tapent les murs et Aïcha et Manu déboulaient, poussé directs dans la cave ». Ils se font brutaliser, ainsi que leur fille, mais cela ne s'arrête pas là : quelques temps plus tard, le même Manu est tué dans l'explosion d'une bombe lancée par le FLN. 

Le FLN est d'ailleurs omniprésent, ainsi que l'OAS : tous les personnages, ou presque, sont des secrets activistes de ces forces antagonistes, même Lulu, la brave tenancière du bar !

Lorsque l'auteur traite d'autres sujets comme la maladie, on verse un peu dans le mélodrame : les enfants sont cancéreux et incurables, distraits un instant de leurs souffrances par les marionnettes du narrateur, qui n'a « pas d'illusion ! Juste le sentiment d'avoir rendu plus léger leur combat contre la maladie, sûrement pas de l'avoir gagné... »

Quant à Louis, l'auditeur muet qui sert de point de départ au narrateur pour faire le récit de son enfance, il est plongé dans un coma profond, rossé par ses camarades qui voulaient lui apprendre à défendre une copine beur !
L'auteur use de grosses ficelles dans une histoire qui semble cousue de fils blancs : des personnages meurent, ressuscitent, disparaissent, réapparaissent, livrent dans une malle des secrets qui remettent en cause toutes les certitudes du narrateur... Les coups de théâtre s'enchaînent, animant des personnages souvent à la limite de la caricature, comme des marionettes grossièrement dessinées.

Il faut apprécier ce roman subtil comme un spectacle de marionnettes, car le narrateur est le marionnettiste de sa propre vie.

Un spectacle de marionnettes

Le personnage principal de l'histoire est Suzy, une poupée en bois, avec « une tête avec des faux cheveux noirs qui lui cachaient un œil, peinte, très fardée, à l'orientale ». Les marionnettes sont le double des personnages, ainsi Suzy incarne immédiatement la mère du narrateur, car la poupée est la seule trace que l'enfant tient de sa mère disparue. Elle incarne ensuite Aïcha, l'amie de son père, et ses charmes exotiques, avant de devenir Halva, la fille d'Aïcha et l'amour du narrateur, René.

Suzy est la compagne de Momo, offert par Halva au narrateur, qui double aussitôt ce dernier : « il s'appelle Momo », dit Halva. « J'espère qu'il te ressemble ». Momo incarne d'autant plus les êtres de chair qu'il en a reçu des attributs : il porte les cheveux d'Aïcha, ce qui confère à la poupée, aux yeux de l'enfant, des vertus presque magiques.

Ces pantins doublent les personnages et prennent le relais lorsque ceux-ci ne peuvent plus parler : ils prolongent une parole impossible, et restaurent un dialogue qui semblait perdu. Ainsi, Momo et Suzy expriment les difficiles mots d'adieu des deux enfants, Halva et René, qui doivent se quitter. Et lorsque René, devenu grand, devra renouer avec une autre personne très chère à ses yeux, ce seront de nouveau les marionnettes qui permettront l'échange.

Les poupées de bois permettent de prendre de la distance face à des mots souvent dangereux, ou douloureux, et sont parfois le seul moyen de s'exprimer. La voix que l'on entend, et qui raconte le passé du narrateur, est celle de sa marionette, Suzy. C'est le pantin qui prend vie, donnant ainsi au narrateur la distance nécessaire pour se confronter à son passé plein de blessures ouvertes.

Les limites deviennent alors floues entre le spectacle et le monde. Les marionnettes jouent le réel, qui est lui-même une représentation.

Le théâtre du monde

On comprend alors mieux tous ces retournements, car ils sont racontés par une marionnette. Les héros disparaissent brutalement, dans une cave, ou une explosion, puis réapparaissent comme des cadeaux de Noël. « Parce que en fait de pire papa m'a offert le meilleur, ce Noël là. [...] Manu, Aïcha et Halva ! » Les personnages surgissent de partout, comme des pantins hors de leurs boîtes, et disparaissent sans crier gare. Cela ressemble à l'étrange malle-cabine que le narrateur tient de sa mère et dont il héritera à la mort de son père, qui renferme des marionnettes magnifiques et des révélations extraordinaires.

Les protagonistes sont manipulés comme des pantins sur la scène de ce monde, impuissants à contrôler leur destin, à aimer convenablement. Les femmes dans ce livre quittent les hommes trop maladroits avec leurs sentiments, rejouant et variant à l'infini l'abandon initial de l'enfant par la mère qui ne lui transmet qu'une seule chose : ses marionettes.

Certains personnages n'ont d'ailleurs pas plus d'épaisseur qu'une poupée de chiffon, tels Olivier et Charlemagne, les deux lascars à la mine patibulaire. Charlemagne est « un vrai tronc d'arbre, avec des mains larges comme des feuilles de platane et une figure d'écorce rouge ». Mais finalement, peu importe : ce ne sont que les petites touches folkloriques d'un univers poétique.

Un spectacle poétique

Les marionettes confèrent au livre de Michel Quint la magie de leur monde enchanté. Au cours de l'histoire apparaissent des objets étranges, monstrueux et grotesques, qui appartiennent davantage à la poésie qu'à la réalité. La maison du narrateur est envahie, le jour de Noël, par le « mammouth » : « un monstre d'ébénisterie avec un écran comme un étang gris au milieu et une tripotée de boutons en dessous, le tout vissé sur une table à roulette ». Le téléviseur monstrueux va devenir une sorte de garde magique, qui bloquera tout un passage dans l'appartement.

Plus féminin, mais non moins discret, ce solex rose avec des étoiles vertes, qui s'évanouit, puis reparaît, apportant son lot de révélations.

Le roman de Michel Quint nous dépeint en fait un monde en demi-teintes, ajoutant des touches discrètes qui tissent imperceptiblement le charme de son univers. L'Algérie ne se retrouve pas que dans le fracas des explosions et du passage à tabac au fond de la cave, mais aussi dans le charme oriental et magique que dégage Aïcha,  « la souveraine de la cité sous la montagne, la beauté qu'une flamme magique empêche de vieillir... » On la retrouve aussi dans les yeux de Suzy, maquillés au khôl.

Les enfants cancéreux sont à peine évoqués dans l'histoire, avec pudeur et délicatesse, et Louis, l'adolescent dans le coma, s'évanouit comme un souffle. Tout est finalement très doux et évanescent dans ce récit.

Il reste le fil directeur de cette histoire de marionettes, qui lui confère son charme : la tendresse. Omniprésente, elle baigne le récit d'une agréable douceur. Les personnages, émouvants pantins, se perdent, trébuchent avec maladresse sur le chemin de leurs sentiments, mais finissent par se retrouver.

Le livre s'achève sur la perspective d'un spectacle de marionnettes, mais aussi sur des vers d'Apollinaire, qui closent avec délicatesse le roman poétique de Michel Quint.

Elsa Bénéjean

(1) Fils chéri de George Sand, auteur heureusement oublié qui laissa quand même un Théâtre des marionnettes (rééd. Jeanne Laffitte, 1999) 


Michel Quint, L'Espoir d'aimer en chemin, Joëlle Losfeld, février 2006, 143 pages, 13,50 euros

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