Roman de la sclérose en plaques, "Le Corps incertain" est un beau combat pour réapprendre à vivre

« Monstre vient du latin monstrare, c'est à dire montrer ».

Comme le rappelle si justement Tournier dans les Météores, le monstre est celui que l'on montre : il est fabriqué par le regard des autres, autrefois créature exhibée dans les foires, aujourd'hui infirme montré du doigt par la foule.

Le Corps incertain, de Vanessa Gault, dans un style limpide et sans concession, nous raconte le pénible cheminement qui l'a fait basculer de l'autre côté du miroir lisse de la société, du côté des monstres.

Un diagnostique incertain.

« Est-ce qu'on a déjà parlé de sclérose en plaques ? »

L'incipit est à l'image de la suite : l'écrivain aborde in medias res son sujet, sans détour, sans peur et fausse pudeur. Dès le début du livre surgit cette image fantasmatique de l'écrivain paralytique, achevant à grand-peine son oeuvre dans son fauteuil roulant. Cependant, l'évolution de la maladie est très lente et très hasardeuse, tout comme l'énonciation de ce diagnostique, qui fait à lui seul l'objet d'un long flash back.

C'est un professeur de lycée, jeune et plein d'avenir, qui négocie sa mutation à l'université, mais sur qui se pose un jour un voile devant les yeux. La suite se déroule presque à la façon d'un roman policier : des petites touches, des détails troublants ,une question anodine (« avez-vous été vaccinée contre l'hépatite B ? ») amènent à pas lents vers l'annonce du terrifiant diagnostique.

Celui-ci arrive cependant tardivement : il est difficile à déceler, et le neurologue tarde à l'annoncer.

En effet, la sclérose en plaques est une maladie hautement incertaine.

Elle procède par paliers, provoqués par des « poussées ». Imprévisibles, elle peuvent être suivies de rémissions, qui sont souvent incomplètes. 

A partir du moment clé du diagnostique, la protagoniste perd la trajectoire linéaire qu'elle s'était fixée, et bascule dans une destinée saccadée, rythmée pas les poussées, les traitements lents et pénibles, les rémissions imparfaites. Le pas ralentit, la fatigue devient permanente.

La malade devient alors une vivante oxymore : jeune et dynamique, elle est obligée de ralentir sa marche, sous le regard agressif des passants. Son style, au contraire, devient de plus en plus acéré à mesure de la progression de la maladie, et son esprit vif dissèque au laser les failles de notre société inadaptée.

La sclérose en plaques, SEP pour les intimes, est « un seul gros mot » qui fait du malade un monstre, montré du doigt par une société bienveillante. A la lourdeur du traitement, au handicap, à la fatigue générée par une maladie auto-immunitaire vient s'adjoindre une souffrance plus grande encore.

Le durcissement du regard.

Les gens sont naturellement attirés par les « monstres », qu'ils soient présentateurs d'émissions télévisées ou infirmes. C'est en toute innocence qu'ils se ruent sur leur proie, pour les assaillir de questions indiscrètes ou de confidences indésirables. La victime, incapable de s'enfuir, ne peut que serrer les dents. L'auteur utilise pour désigner cette catégorie de personnes le terme éloquent de « cannibales ». Ces derniers ne manquent pas de se précipiter sur la personne équipée de cannes, « qui devient littéralement une attraction », aimantant paumés, marginaux, drogués et autres êtres en mal de reconnaissance. Ces derniers pèsent comme un poids supplémentaire sur les membres affaiblis.

Ailleurs, des propos tranchent comme des lames la sensibilité de l'écrivain, à l'image de ce chauffeur de bus jovial qui lance un « On ne prend pas les handicapés » en guise d'accroche. Les maladresses, les malentendus jonchent son parcours du combattant. Aux innocents s'ajoutent les malveillants.

Le corps malade et vulnérable est livré au corps médical qui se montre, au mieux incompétent, si ce n'est indécent et cruel avec le patient ravalé au rang de machine abîmée. L'infirmière sadique hurle dans le couloir qu' « il faut changer la couche » de la malade, laquelle est la mère de cet homme qui se retire en silence, mortifié.
Bien sûr, il y a des petites étincelles, des touches fulgurantes de véritable gentillesse, des saynètes enjouées et impromptues dans la rue. Cependant, la société rejette ses malades qui sont le reflet terrifiant d'une face cachée dans laquelle toute personne peut, à tout moment, basculer. C'est pour elle une question de survie, de protection. C'est pourquoi la lecture de ce livre ne peut être anodine.

Une lecture difficile

« Et puisqu'ils s'intéressent à ce qui m'arrivent, même de façon maladroite, il faut leur apprendre. Après tout, enseigner, c'est mon métier ».

Ce métier devient presque une mission, un sacerdoce : ouvrir les regards parfois fermés et durs qui se posent sur le handicap, détruire les a priori, voire les fantasmes qui terrifient les gens à la vue d'un phénomène qu'ils ne comprennent pas : une jeune femme forcée de ralentir son pas. L'écrivain explique, sans se fatiguer, de façon parfois rudimentaire pour s'adapter à son interlocuteur, mais toujours sans détour, qu'elle est malade, pas blessée, que cela vient de la tête, qu'elle ne guérira probablement pas. Et lorsque les mots ne suffisent pas, elle se met à faire des gestes, bien qu'il soit « vraiment difficile de mimer la sclérose en plaques ».

Ce livre est ainsi un prolongement de la mission dont elle s'est investie. Il est un instrument pour témoigner, toucher, apprendre à un auditoire plus large ce qu'est cette SEP qui n'est pas un monstre, mais une maladie. Plusieurs sortes de réactions sont alors possibles, à la lecture de ce livre.

Ce témoignage n'est pas fait pour attirer la compassion : cela supposerait une certaine distance qui nous est refusée par l'écrivain, qui nous mène sans complaisance au cœur de sa maladie. Ce livre suscite un sentiment bien plus fort, l'empathie : au fil des pages, nous apprivoisons avec la patiente l'horrible petit nom de sa maladie, nous découvrons ses poussées, sa fatigue, ses traitements pénibles, nous espérons avec elle des rémissions hasardeuses, nous ralentissons notre pas pour l'accompagner, partageons ses espoirs, ses angoisses, ses révoltes, et affrontons à travers son regard les cannibales de la rue. Après la dernière page, il nous faudra quelques temps pour réintégrer notre corps de bien portant. Cependant, notre regard aura changé, sera débarrassé de ces clichés qui le sclérosaient.

Aussi, il est concevable d'avoir une réaction de rejet face à cette lecture, comme ces gens qui « sont en train de manger à la terrasse d'un restaurant, un handicapé passe devant leurs yeux sur le trottoir d'en face, et ils paniquent; pendant quelques secondes, ils se rappellent que la force n'est pas un droit, qu'ils en jouissent sans l'avoir méritée, et que sans avoir démérité, ils peuvent la perdre. [...] mais cela, c'est trop insupportable : il ne faut pas y penser ». Mais est-ce vraiment une force, que de fermer son regard à ce qui fait écho à notre vulnérabilité ?

Au tout début, la SEP s'est manifestée en posant un voile temporaire sur les yeux de l'auteur. A travers ce livre, c'est le voile sur nos yeux qu'elle s'efforce de lever.


Elsa Bénéjean 

Vanessa Gault, Le Corps incertain, Arléa, septembre 2006, 160 pages, 18 euros

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