Le monde tsigane vu par Colum McCann à travers les yeux de "Zoli"

On parle peu des tziganes en littérature. Il n'est guère que la figure légendaire d'Esmeralda pour représenter ce peuple au XIXe siècle. Plus tôt, chez Molière, c'était l'Egyptienne, la diseuse de bonne aventure… Tintin, à la réputation pourtant sulfureuse, défend tièdement un campement de gitans dans les 
Bijoux de la Castafiore. Cependant la petite fille est une voleuse, et le ténébreux chef de clan reste hostile à ceux qu'il appelle dédaigneusement les gadjo, les autres... La littérature d'expression tziganne elle-même reste grandement méconnue, d'abord parce que fort rare, et surtout parce que confinée, on pense à Matteo Maximov mais son cas n'est pas d'école malheureusement

Il est malaisé et audacieux de parler de cet univers si hermétique au nôtre, dans ses coutumes, son mode de vie qui exclut toute forme de communication. Et pourtant Column Mc Cann, à travers ces contradictions, est arrivé à relever le défi, en nous livrant une peinture du monde tzigane de la Tchécoslovaquie en 1930. Le fil directeur est le portrait de cette étrange personne, Zoli, qui tend une passerelle entre les deux mondes. Mais sa belle voix émet des accords bien dissonants à nos oreilles douillettes.

Entrer chez les tziganes

L'incipit nous plonge dans le vif du sujet. Un journaliste tchèque s'introduit dans un campement tzigane au XXIe siècle. « Partout la musique enfle, pas d'accordéon, pas de harpe, pas de violon, mais dans toutes les cabanes la radio ou la télé à fond, et ça n'en finit pas de gueuler ». Après avoir présenter son passeport monétaire, le journaliste, surmontant ses appréhension, est désappointé de découvrir un univers si corrompu par le monde moderne. Il dépeint un tableau réaliste d'un monde glauque où règne la misère. Les gitans ne lui servent que de la langue de bois. Et lorsqu'il tente d'ouvrir une porte, les visages se ferment brutalement, le silence se fait. Ce sésame, qui sera la quête de ce premier énonciateur durant tout le roman, c'est Zoli, une poétesse qui a été la voix de cet univers dans les années 50, et qui s'est évanouie.

Par la magie du roman, le chapitre suivant nous immerge en Tchécoslovaquie dans les années 30. Et c'est cette femme inaccessible qui prend la parole. Seule la focalisation interne pouvait nous permettre d'appréhender ce peuple. Le regard qui nous le révèle est celui d'un être rebelle, car nous livrer les clefs de ce monde qui n'est pas prosélyte est une transgression. La petite fille entame son récit par un acte fort : à 6 ans, elle se coupe les cheveux, tranchant ainsi avec les traditions. Allant à l'encontre des lois, elle apprend à lire, à écrire, savoir sacré pourtant réservé aux hommes. Mais Zoli est un être hybride : d'ailleurs, son grand-père l'a affublée d'un prénom de garçon, comme pour préfigurer son émancipation. A travers le regard de Zoli, dénué d'a priori, on découvre des lois, des rituels, des traditions. La soumission de l'épouse au mari, le mariage forcé à 13 ans, mais aussi les chants, la harpe, le violon, les robes , les ongles longs, les chants... Zoli donne de la voix, et écrit. Un écrivain tchécoslovaque, Stransky, assisté par un journaliste anglais, Swann, veut réhabiliter les gitans en donnant à entendre ces poèmes d'une beauté fruste et obscure. 

Ces tentatives de réhabilitation, pour honorables qu'elles soient, resteront vaines : il y a trop de rejet de part et d'autre. Même au XXIe siècle, la fille de Zoli se heurte au refus des hôteliers d'accueillir un colloque sur les tziganes. La poétesse elle-même se verra extradée, et le roman est constellé de cette forme la plus violente du rejet : le crachat.

Le crachat

Chez Jean Genet, dans les bonnes, c'est un don, un acte d'amour. On en est loin dans ce récit. Le crachat est l'incarnation de la haine, du refus et du mépris de l'autre. Il peut prendre plusieurs apparences.

Sa forme la plus concrète, tout d'abord : le crachat des tziganes. Il est une sanction à l'égard de Zoli lorsqu'elle est exclue pour avoir trop pactisé avec l'étranger. Lorsqu'elle tombe par hasard sur les enfants de son ex amie d'enfance, ils passent devant elle en la gratifiant de leur salive, dans une scène assez crue. Zoli accepte : il s'agit de tradition, et elle n'est plus qu'une paria.

Le crachat revêt aussi une forme symbolique, qui n'en est pas moins violente. Le monde extérieur rejette les tziganes, parfois avec une cruauté extrême, allant jusqu'à la mutilation. Dans une scène très pénible, les agents du parti séquestrent une gitane avant de lui arracher ses ongles qu'elle avait longs pour jouer de la harpe. Le crachat est plus virulent encore lorsqu'il s'agit d'un ancien gitan reconverti en membre du parti : il n'hésite pas à casser la figure au grand-père qui l'a reconnu.

Zoli crache, elle aussi. Son apparence est repoussante, elle ne se lave pas, porte la même jupe usée, et, échaudée, reste très méfiante vis à vis des gens qui veulent l'aider. Elle va jusqu'au rejet total de celui qui l'aime, et qu'elle aime pourtant, en profanant symboliquement les objets auxquels il tient, dont elle l'a dépouillé. Zoli est une paria, car elle a voulu ouvrir le monde tzigane en transgressant ses lois : la sanction est terrible, et la poétesse cesse de chanter. Cependant, ce roman est un chant polyphonique : plusieurs voix s'y font entendre.

Les visages de Mc Cann

L'auteur ne s'en cache pas : ainsi qu'il l'a affirmé dans une de ses interviews télévisées, les protagonistes de son histoire lui servent de double. A commencer par Swann, cet écrivain anglais descendu en Tchécoslovaquie pour retranscrire les chants de Zoli. Les patronymes sont semblables, et l'homme se heurte à l'étrangeté du monde gitan. Ce double donne de l'écrivain une image bien pathétique : boiteux suite à des tortures qu'on lui a infligées, il se fait dérober ses bandes magnétiques par Zoli et sera rejetée par la poétesse jusqu'à la fin du livre. 

La destinée de cet autre double, Stransky, l'écrivain opposé au régime, n'est pas plus heureuse : ce dernier meurt courageusement sous les balles du peloton d'exécution. Et que dire de ce journaliste tchèque un peu frileux qui se fait éconduire par la dame ?

Le double le plus rutilant est Zoli, cet être hybride : femme au prénom d'homme, tzigane rejetée par les siens, lorsqu'elle se décide à faire entendre sa voix, le roman s'achève. C'est un peu comme si ce sujet rebelle et indomptable se se laissait pas apprivoiser, en tout cas par un gadzo, en tout cas pas par l'écriture, dont ce peuple à tradition orale se méfie tant.

Mc Cann a donc relevé le défi en nous livrant cette oeuvre dissonante, cage mal assurée dont s'échappe l'insaisissable oiseau tzigane.  

Elsa Bénéjean 

Colum McCann, Zoli, traduit de l'anglais (Ireland) par Jean-Luc Pningre, 10/18, novembre 2008 (1re édition française Belfond, septembre 2007), 7,90 euros

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