"Les Sujets De Notre Tsar", la Russie par petites touches de Ludmila Oulitskaïa

Rien ne destinait a priori Ludmila Oulitskaïa, biologiste de formation, à devenir l’auteur russe la plus lue hors des frontières de son pays. Après avoir perdu sa chaire de génétique pour avoir prêter sa machine à écrire à des dissidents de l’ère soviétique, elle se tourne vers une passion de jeunesse : « de lectrice aimant écrire, je suis devenue écrivain ». Quelques années plus tard, sa prose est traduite dans pas moins de vingt sept langues et Les Sujets De Notre Tsar est son onzième ouvrage publié en France. 


Comme dans tout bon livre russe qui se respecte, les personnages abondent. Mais que le lecteur se rassure, Ludmila Oulitskaïa n’est pas un nouveau Dédale slave qui enfermerait son lecteur dans un labyrinthe de patronymes et de psychologies variées car, optant pour sa forme de prédilection qu’est la nouvelle, elle créé ici pas moins de trente-sept univers distincts, où seul le personnage de Genia revient de temps à autres. Trente-sept touches (regroupées en quatre sous-ensembles) qui viennent composer un grand portrait du peuple russe des dernières décennies, sans pour autant faire verser l’ensemble dans la fresque historique. Ludmila Oulitskaïa se concentre sur de petits cercles, sur la vie privée, présentant des personnages que le lecteur peut appréhender avec facilité, mais les situant dans des contextes historiques précis, des années 1930 à la fin du soviétisme. 

Qu’il s’agisse d’histoires d’une page ou de trente, Oulitskaïa évoque un instant troublant d’une vie (L’ange Gardien), l’évolution particulières de familles entières (Le maître, Le fils de gens biens, Ménage à trois…), et même des destinées animalières (étrange Le Canard, Tom, Une chatte de grande beauté…)

De temps en temps, l’écrivaine semble vouloir retourner à son amour d’enfance, la poésie, tant certaines des nouvelles (les plus courtes) sont surprenantes, véritables poèmes en prose, venant jouer le rôle de pauses, de respirations originales entre plusieurs récits plus durs. Car il semble difficile d’affirmer, comme l’avait fait Staline dans un splendide moment de cynisme ou d’inconscience, que la gaieté est le trait particulier de l’Union Soviétique. Si Oulitskaïa ne passe pas son temps à écrire au sujet des arrestations de masse ou des camps, les thématiques récurrentes sont toujours assez douloureuses et mises en scène dans une atmosphère toute soviétique. Les Sujets de Notre Tsar sont, après tout, des sujets comme les autres. Avec leurs amours, leurs familles, leurs paradoxes, leurs morts. Sauf qu’on est en Russie. Et que ce soit un chat, un canard, une jeune beauté moscovite, un couple de juifs, une russe en voyage dans les montagnes d’une Europe Occidentale qui lui rappelle étrangement son pays, deux colocataires veuves d’un même homme… tous ces personnages, dans toute leur normalité, leur banalité, composent un très émouvant tableau de ce qu’est la Russie de Ludmila Oulitskaïa…


Matthieu Buge


Ludmila Oulitskaïa, Les Sujets de notre Tsartraduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, « du monde entier », mai 2010, 428 pages, 22 € 

Lire la chronique consacré au même livre par André Donte

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