"La Joueuse d'échecs", la vie qui bascule sur un pion

Sur l’île de Naxos en Grèce, Eleni est femme de ménage à l’hôtel Dionysos. Mariée très jeune à Panis, elle est mère de deux enfants et mène une vie monotone. A 42 ans elle a atteint « l’âge flottant où les hommes ne se retournaient plus sur son passage et où les femmes ne lui enviaient plus rien ». Mais, le lecteur ne ressent pas l’envie de s’apitoyer sur Eleni car le portrait que nous en dresse l’auteur est éloigné de tout misérabilisme. Le fatalisme imprégné de sagesse qui lui fait penser que « seuls les fous s’aventurent à lutter contre le ressac de la mer » n’empêche pas Eleni de rêver. Fascinée par Paris, par la langue et le raffinement français qu’incarnent les touristes français qui séjournent à l’hôtel, elle rêve qu’un jour elle se promènera sur les Champs-Elysées.

C’est alors qu’elle fait le ménage dans la chambre occupée par un jeune couple français que survient l’incident qui va transformer sa vie et celle de son entourage : elle renverse un pion sur l’échiquier où une partie est engagée. Ne sachant sur quelle case remettre la pièce, perturbée par son incapacité à comprendre ce jeu, elle décide de prendre prétexte de l’anniversaire de son mari pour, en lui offrant un jeu d’échecs, apprendre à y jouer.

Mais, sur une île où le trictrac est le jeu national, il est difficile de ne pas passer pour une excentrique quand on prend une telle décision, surtout quand on est une femme, une femme de ménage qui plus est. Eleni dont la fascination pour les échecs ne va cesser de grandir tout au long du roman devra faire preuve de beaucoup d’inventivité et de ruse pour pouvoir s’adonner à sa nouvelle passion.

Elle va devoir affronter toute une communauté dont la vie est régie par une morale qui veut qu’une femme, une mère se consacre à son mari et à ses enfants.

A l’heure où les pseudo événements littéraires que constitue certain roman de la rentrée qui nous fait oublier que le français peut être une langue littéraire, une langue artistique, colonisent l’espace des libraires et de la presse littéraire, voilà un auteur d’origine allemande qui croit encore à la grandeur de la langue, de notre langue. Pour Bertina Henrichs, le roman ne sert pas à illustrer une thèse, ses personnages ne sont pas des coquilles vides dont l’auteur se désintéresse et qui n’existent que parce qu’on peut difficilement faire autrement quand on décide d’appeler roman son empilement de phrases. On sent qu’elle a lu la littérature française, qu’elle la connaît bien. On trouve dans son livre des aphorismes dignes des moralistes français des XVIIe et du XVIIIe siècles, une maîtrise de la narration qui nous rappelle les grands maîtres du XIXe. On ne résiste pas à l’envie de citer ce passage où, à travers son personnage, l’auteur dresse un superbe portrait de notre langue : «  […] Il lui semblait que cette langue, et c’était bien son atout majeur, manquait totalement de sérieux. Aux oreilles d’Eleni, elle n’avait aucun ancrage dans la terre. Ses mots dansaient sur un parquet ciré, faisant de petites arabesques, des courbettes, se saluant, tirant des chapeaux invisibles dans un frémissement de satin et de tulle. Ces douces glissades devaient bien avoir des significations précises, désigner de vraies choses, Eleni en convenait, et c’était justement ce paradoxe qui lui paraissait formidable. Ce déploiement ailé de danseurs d’opéra pour demander le sel ou s’enquérir du temps, n’était-ce pas le comble du luxe ? ».

Bertina Henrichs est un auteur adulte qui sait qu’écrire c’est se jouer des clichés. Combien d’auteurs ne se sont-ils pas « échoués » sur le sable des îles grecques en voulant se confronter au mythe ? Avec intelligence et finesse, elle nous dresse à la fois le portrait d’une femme, d’une île et d’un pays tout entier. Elle sait rendre attachant son personnage principal et ses talents de conteuses nous donnent envie de la suivre jusqu’au bout de son périple. L’auteur a gardé les yeux bien ouverts lors de ses séjours en Grèce : le soleil écrasant ne lui a pas fait tourner la tête, le passé fabuleux ne l’a pas poussée à rechercher le mythe sous chaque pierre, à chaque coin de rue, dans chaque sourire autochtone. Elle se joue de nous, on est même faussement déçu. On sent qu’elle sait que l’évocation de la Grèce va obligatoirement convoquer chez le lecteur les dieux et les héros antiques – on imagine qu’elle-même a dû vivre le même envahissement lors de ces premiers séjours. Elle nous aura lancé sur de fausses pistes en évoquant le temple d’Apollon et Dionysos. Car, le temple n’est que ruine et Dionysos n’est qu’une enseigne d’hôtel où ne règne aucune exubérance ! Malgré soi, on aura vu la main de Zeus pousser le pion par qui tout va arriver. On imaginera Eleni défendu par l’une ou l’autre divinité devenir une championne hors classe. Mais, les dieux grecs sont bien morts et il ne faudra pas s’attendre à un dénouement tragique ou héroïque.

Eleni, - n’est-ce pas Hèléne - c’est bien la Grèce d’aujourd’hui où le soleil qui a chassé de l’Olympe les dieux mythologiques permet au pays de s’en sortir grâce aux nombreux touristes qu’il attire. Il faut bien avouer que ceux-ci ne viennent pas pour se nourrir de culture mais pour profiter des plages et du ciel bleu. Il suffit de prendre une brochure d’agence de voyage pour s’en convaincre : ce n’est ni l’Acropole, ni le Parthénon qui sont mis en avant pour capter l’attention de celui qui la feuillette.

Bertina Henrichs nous dresse le portrait d’un pays méditerranéen où les mœurs machistes dominent encore, où le développement économique et le mode de vie connaît du retard par rapport au reste de l’Europe. Mais, l’émancipation des femmes est aussi à l’œuvre. Et ce n’est pas un hasard, si c’est l’ami de Panis, – un commerçant – qui saura trouver la bonne solution pour que le mari d’Eleni ne perde pas la face. Plutôt que de demander le divorce parce que l’on se sent outragé, mieux vaut louer l’initiative d’Eleni pour en tirer profit. C’est le développement qui permettra d’offrir à la femme une meilleure place dans la société. Ainsi, Eleni ne sera plus une joueuse « honteuse » mais la représentante de l’île de Naxos au tournoi athénien.

Eleni est loin des champions virils qui allaient défendre les couleurs des îles et villes de la Grèce antique, ce héros, fruit d’une écriture d’homme. En cela La Joueuse d’échecs est un roman féministe, mais d’un féminisme tout en nuance, loin du féminisme vengeur, androphobe. C’est la meilleure amie d’Eleni qui va révéler à tout le monde son secret parce qu’elle se sent négligée par elle depuis qu’elle s’adonne aux échecs, et à l’opposé, c’est un homme, un vieux professeur un peu misanthrope qui va lui apprendre à jouer.

C’est dans le respect de chacun, par des actes qui bousculent le quotidien tout en douceur que l’on peut changer les êtres et les attitudes. Eleni, saura oublié ces rêves légèrement « bovarystes » et parisiens : « Elle ne déambulera pas sur les Champs-Élysées à la tombée de la nuit, elle ne prendra pas le café sur les grands boulevards et elle n’apprendra pas cette langue envoûtante. Mais elle jouera aux échecs avec son mari comme le font les femmes élégantes de Paris. » Bref, elle va se mettre au travail, ici et maintenant, oubliant des rêves qui ne seraient que feu de paille et qui ne changeraient que sa vie, sa vie seulement d’une manière éphémère. Ce qu’elle va faire va entraîner toute une communauté dans son sillage.

La Joueuse d’échecs a le défaut de ses qualités. Dénué de toute provocation, dans un style sans tonitruance, il risque malheureusement de passer un peu inaperçu derrière les gueulards grossiers qui occupent les premiers rangs de la rentrée littéraire. On a la chance de découvrir dès son premier roman un auteur intelligent, subtil qui ne peut compter que sur le bouche à oreille pour espérer recueillir le succès qu’elle mérite. Puissent ces quelques mots y contribuer !


Philippe Menestret


Bertina Henrichs, La Joueuse d'échecs, Liana Levi, septembre 2005, 160 pages, 15 € 



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