François Taillandier el proclame, notre société n'a qu'une option : "Option Paradis"

Avec Option Paradis, François Taillandier publie le premier volume d'une saga familiale qui en comportera cinq. Sans vouloir faire de mauvais jeux de mots, l'entreprise est ambitieuse à plus d’un titre. D’abord parce que la saga est un genre délaissé par la littérature, et que seuls des genres mineurs comme le roman de série B — qualificatif encore trop élogieux pour définir ces feuillets imprimés desquels la télévision tire ses scénario pour la série indigente de l’été —, et l’heroic fantasy, surtout, s’y aventurent encore. Ensuite, parce que ce genre considéré comme un genre trop populaire a très mauvaise réputation. On a vite fait d’être classé parmi les auteurs réactionnaires lorsque l’on s’attache au pedigree d’un personnage, lorsque l’on s’intéresse à sa généalogie. L’heroïc fantasy pousse d’ailleurs très loin cette recherche d’antécédents recréant des races, des dynasties, des héros dont les aïeux remontent jusqu’au début des Temps, utilisant en les recréant les vieilles légendes celtes et nordiques, etc. De nombreux auteurs sont d’ailleurs suspectés de fricoter avec des thèses fascistes, de remettre au goût du jour le culte du sang et de la race qui rappelle de si mauvais souvenirs. Enfin, il est courageux et ambitieux, à une époque qui aime passer d’une chose à une autre à la vitesse du numérique, où les produits ont une durée de vie de plus en plus courte, ou les livres ne restent que quelques semaines en rayon, de s’engager ainsi dans le temps long ; et c’est faire preuve aussi de beaucoup de respect et de considération pour son lecteur de penser qu’il sera prêt à vous suivre jusqu’au bout de cette aventure qui prendra certainement plusieurs années. 

Avec Option Paradis, on est bien sûr très loin des extrêmes de l’heroïc fantasy. On sait, pour avoir lu certains des précédents ouvrages de François Taillander qu’il n’est pas un auteur que l’on qualifiera de progressiste. Mais, s’il pourfend notre modernité, celle qui rejette dans son intégralité tout ce qu’il y avait « avant », au temps où « les événements (avaient) une part sombre indémêlable », « temps – irrationnel, profond, obscur, où se devinent d’insondables manigances – (qui) ne fait l’affaire que des esprits pensifs, épris de questions et de recherches ; trop angoissant pour le grand nombre, il ne pouvait pas perdurer au-delà de la proclamation du Paradis. Et c’est pourquoi celle-ci instaure une nouvelle configuration du temps. Cette nouvelle configuration consiste en une opposition simple : avant, maintenant. » ; s’il s’ingénie à révéler ses travers, ce n’est pas pour dresser un tableau idyllique du passé.

La thèse qui donne son nom à l’ouvrage selon laquelle, pour faire vite, « Notre société […] n’a strictement rien fait d’autre depuis cinquante ans que de proclamer l’avènement du Paradis », est défendue par un professeur, Charlemagne, devenu le gourou de ses étudiants, personnage dans lequel on ne peut s’empêcher de voir l’incarnation de l’auteur, à qui —, Taillandier ne voulant prétendre au titre de théoricien — il ne prête pas des ambitions uniquement intellectuelles, qu’il ne prend pas complètement au sérieux.

Cependant, c’est avant tout un roman que l’on lit, un roman qui n’est pas la simple illustration d’une thèse. En compagnie de Nicolas et Louise, cousins, cousines, tous deux la quarantaine, devenus amants à l’occasion de leurs retrouvailles lors d’un mariage au sein de leur famille, nous feuilletons le « livre familial ». Ils ont tous les deux eu une vie déjà bien remplie : mariage, divorce, un enfant chacun, etc. Ils reviennent ensemble dans la maison d’enfance de Vernery inhabitée depuis longtemps.

Le livre ne suit pas une progression chronologique. On passe de l’évocation de la vie conjugale de Louise, femme qui s’est émancipée après s’être engagée et avoir échoué dans sa vie d’épouse et de mère, au portrait du père de Nicolas, François Rubien, toujours vivant, amateur de contrepèteries et d’à-peu-près, se sentant peu à l’aise dans la famille de sa femme, pour ensuite découvrir un épisode amoureux de la vie de Nicolas, etc. L’histoire des familles Herdoin, La Ronzière et Maudon, comme celle de toutes les familles, comporte ses secrets cachés, jamais révélés, des histoires inavouables, des personnages étranges, des destins brisés, des vies faites de frustration. Taillandier n’écrit pas pour juger les hommes et les femmes d’hier, appartenant à un « univers riche, peuplé de morts, de secrets, de vieilles paperasses et de mots couverts. De morts couverts. De moi couverts. ».

Le narrateur est dans une position éloignée de celle du démiurge, il n’est pas omniscient. Alors, c’est à  partir de bribes, des « on-dit », des rumeurs, en s’attardant sur le sourire d’un homme sur une photographie, etc., que Louise et Nicolas recréent l’histoire des uns et des autres, ils reconstruisent un puzzle dont ils leur manquent beaucoup de pièces. Ils ne cherchent pas à trouver une vérité définitive aux vies. Ils savent illusoire une telle prétanetion.. La vie n’est pas compatible avec la vérité, avec une vérité établie une fois pour toute, contrairement à ce que voudrait nous faire croire notre époque qui prône la transparence comme nouveau dogme. Par exemple, personne ne sait ce qu’est devenue Pauline Herdouin, jeune fille mariée contre son gré, à un homme trouble, qui avait trois fois son âge. Partis tous les deux à Paris, Salambert le mari en reviendra seul. Il racontera que Pauline est internée en hôpital psychiatrique. A partir de là, toute trace de Pauline disparaît. Louise et Nicolas peu enclin à croire la version officielle, vont imaginer chacun la suite de la vie de Pauline, et leurs deux versions seront très différentes. Là, entre en jeu l’incontournable différenciation sexuelle – on aimerait aujourd’hui que triomphe au contraire l’indifférenciation -, le fait qu’être un homme et une femme conduit à des vérités qui, s’en avoir besoin d’être inconciliables pour exister en propre, ne peuvent être identiques.

Option Paradis nous prouve qu’il n’est pas besoin de revenir au réalisme, au naturalisme pour se coltiner le réel. S’il aime décrire un lieu, dresser finement le portrait d’un personnage, il ne nous demande pas de suivre dans le détail et chronologiquement les faits et gestes de chacun. L’admirable chez François Taillandier, et c’est ce que l’on demande au romancier mais ils sont rares aujourd’hui, c’est qu’il ose se confronter au monde contemporain, il décrypte ses valeurs, le fondamental qui est en jeu aujourd’hui, « ce processus de vie collective privée de l’idée d’un ailleurs ou d’un avant, d’une altérité quelconque, est objectivement au programme de la civilisation techno-médiatico-marchande. Comme de tous les totalitarismes […]. » Il ne craint pas de tenir un discours qui tranche avec ce politiquement correct qui revêt aujourd’hui les habits de la subversion, subversion qui s’entiche de toutes les valeurs dominantes et qui tire sur les ambulances. Il s’attaque à « Un monde qui a posé comme base l’opposition avant-maintenant où l’avant représente le passé, tout le passé », et qui pense qu’ « avant, on était soumis à la fatalité ; maintenant, on a le choix ». Les personnages comme les êtres réels ne sont pas le fruit d’une génération spontanée. « Les morts sont là. Il y a une survie, qui consiste en un effet de persistance et produit une énergie agissante. […] Il y a des morts qui ne s’en vont pas. Ils veulent, ils voient, ils songent, ils touchent, ils ont encore quelque chose à dire. Refuser de croire à cette présence, c’est enfermer la vie dans une cage climatisée, à la porte de laquelle frappent la terreur et la superstition. ».

Le couple demeure prépondérant. On a voulu le décomposer, le recomposer, etc. ; mais les contradictions se perpétuent et l’on sait qu’il est impossible de concilier stabilité et liberté dans la vie amoureuse, même s’il on aimerait profiter du beurre et de l’argent du beurre. Il faut bien l’accepter : on vivait hier dans un monde où le paternalisme chargeait l’homme, le mâle de mettre de l’ordre partout où le désordre risquait de s’installer. On lavait son linge sale en famille, on réglait les problèmes d’une poigne ferme. Ce n’était peut-être pas un modèle mais est-il certain que notre modernité offre de meilleurs solutions en se délestant des problèmes au profit des psys, des conseillers familiaux et de plus en plus souvent de la télévision ? L’ex-mari de Louise décide par exemple d’aller raconter l’histoire de son mariage dans une émission de reality-show.

Nos deux héros, Louise et Nicolas, peuvent sembler revenus de tout au début du roman. Mais, en osant cette liaison cousin-cousine anachronique, ils osent affirmer la force du désir, ils prouvent qu’ils demeurent bien vivants. Leur lucidité, parce qu’ils ont décidé de ne pas avoir peur de la vérité, prend des accents cyniques parfois. Pourtant, le roman se termine sur des situations qui laissent place à l’espoir. L’enthousiasme de Nicolas n’est pas mort, bien au contraire, car « toute défaite est l’ombre d’une victoire ». Et c’est dans cette ombre qu’il a choisi de mener sa vraie vie, de cultiver ce qui compte vraiment pour lui. Louise, quant à elle, a une fille partie en Israël pour rejoindre le groupe des « Croyants » qui n’est pas une secte. Il nous donne a espérer autre chose de la jeunesse que ce que l’on veut bien nous montrer d’elle quand on la qualifie de « sans repères ».

Voilà un roman riches de situations et d’histoires, de personnages hauts en couleur, d’analyses pertinentes. Il est très loin de l’air du temps, de ces romans exsangues, au style froid et essoufflé, qui louent la fausse impertinence, peuplés de non-êtres autofécondés. Il replace l’homme, et la femme, dans l’Histoire, dans leur histoire. On peut se perdre parmi les personnages, mais c’est comme dans la vie où l’on oubliera le nom de cet ancêtre-ci, ou de cet aïeul-là. Restera l’essentiel cependant : qu’il nous serve de repoussoir ou qu’il soit l’exemple à suivre, le passé, peuplé de ces ancêtres dont nous ne pouvons effacer la filiation, ne passe pas aussi facilement qu’on le prétend.

On attend la suite avec impatience !


Philippe Menestret


François Taillandier, Option Paradis, Stock, septembre 2005, 270 pages, 18 € 

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