Avec "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants", Mathias Enard propose une invitation au rêve et au merveilleux

En mai 1506, Michel-Ange, en froid avec le versatile pape Jules II qui osa ajourner le projet de mausolée dans la basilique vaticane, quitte la péninsule italienne pour rejoindre Constantinople, l’ancienne et fière capitale byzantine ravie en 1453 par les Ottomans. Invité par le sultan Bajazet, qui lui promet une immense fortune, il reçoit commande, après l’échec de son rival Léonard de Vinci, de dessiner les plans d’un pont qui relierait les deux rives du Bosphore, sur la Corne d’Or.

Le séjour de l’artiste florentin a-t-il réellement existé ? Contrairement au roman, aucun de ses biographes ne l’affirme et aucune archive ne l’atteste. Selon le narrateur, l’expérience byzantine transparaîtrait dans les œuvres futures de Michel-Ange. Ce qui est bien établi cependant, c’est la réalité de l’offre faite par le monarque au jeune artiste, devenu célèbre, à l’époque, par sa sculpture de la Pietà (1499) et celle de David (1504). La présence des marchands italiens dans la ville ottomane permet la transmission des nouvelles idées de la Renaissance qui essaiment déjà en Occident. Et comme d’autres souverains, on pense ici à Jules II ou à François Ier, le sultan veut attirer à lui les meilleurs artistes qui pourront servir ses projets urbanistiques et donc sa propagande.

Le beau titre, emprunté à Rudyard Kipling (1), est une invitation au rêve et au merveilleux. 

Il y a d’abord la qualité de conteur, dans une langue simple et élégante, qui permet à l’auteur de restituer le génie artistique de Michel-Ange : « Il observe la main de l’artiste reproduire son dessin initial, en retrouver les proportions avec un compas ; puis courber légèrement la lame vers le bas, à partir du deuxième tiers, courbure qu’il compense par une inclinaison de la partie haute de la garde, ce qui donne à l’ensemble un imperceptible mouvement de serpent, ondulation qu’il va dissimuler par une frise simple, prenant appui sur la branche inférieure. Deux courbes qui se complètent et s’annulent dans la violence de la pointe ».

On suit ensuite ses pas tour à tour colérique et passionné, à travers les tavernes et ruelles d’une ville qui n’en finit pas de changer, de se métamorphoser plutôt, par les multiples identités qui s’y croisent. L’épilogue, en apparence, pourrait relier l’œuvre de Mathias Enard à celle d’Henri Pirenne qui défendait en 1937 l’idée d’une « déchirure » de la Méditerranée, c’est-à-dire d’un impossible dialogue entre l’Islam et la Chrétienté. Il n’en est rien. Au contraire, le roman est traversé d’amours et d’amitiés entre des personnages que tout semble opposer et que l’art rapproche dans un fabuleux tourbillon des sens. La relation ambigüe qu’entretient le sculpteur avec le poète de cour Mesihi chargé par le vizir de lui servir de guide est délicatement suggérée. La plus belle rencontre est peut-être celle qu’il aborde avec le mélancolique danseur androgyne, un exilé andalou, dont les atours le subjuguent à l’ivresse : « Je ne cherche pas l’amour. Je cherche la consolation. Le réconfort pour tous ces pays que nous perdons depuis le ventre de notre mère et que nous remplaçons par des histoires, comme des enfants avides, les yeux grands ouverts face au conteur ».

Byzance, trait d’union entre deux mondes jusque dans sa géographie, est revisitée avec talent par un auteur déjà salué, justement, par la critique pour Zone, son précédent livre (prix Livre Inter en 2009). Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants a reçu le prix Goncourt des lycéens 2010.

Mourad Haddak

(1) Le titre est extrait du livre de Rudyard Kipling Au hasard de la vie (1891) : « Puisque ce sont des enfants, parle-leur de batailles et de rois, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. »



Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, Actes Sud, août 2010, 160 pages
17 € 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.