"Le Magicien, ou l'ultime voyage initiatique" de Serge Rezvani

Le dernier roman de Serge Rezvani, drôle, souvent émouvant, est inclassable comme sa vie. Né en 1928 d’une mère russe et d’un père persan, cet écrivain « indiscipliné », dans la lignée des auteurs éclectiques comme Marcel Pagnol (il est aussi peintre, chansonnier sous le pseudonyme de Cyrus Bassiak, poète et dramaturge) soumet la fragile raison, dans un voyage fantastique, aux questions lancinantes, parfois angoissantes, de l’existence.

« Nous sommes entrés dans la nébuleuse ésotérique. »

Dans ce roman sans frontières, déroutant dès les premières pages en mêlant l’autobiographie à l’imaginaire, le narrateur(-écrivain), se présente comme le fils du plus célèbre des magiciens, Rezvani, un cabaliste juif persan (1).

Invité pour participer à un colloque mondial réunissant des magiciens et des pseudo-scientifiques dans la forteresse de Sing Fou, au Tibet, le narrateur est confronté aux discours les plus excentriques sur les pouvoirs de son défunt père, facultés qu’il rejette avec la plus grande obstination et qu’il réduit à d’habiles techniques d’illusions, à la grande déception de ses interlocuteurs. Ces derniers, que ce soit à bord du Goliath, un avion chinois ultramoderne ou dans l’étrange forteresse himalayenne, le « nombril du monde », coupée du monde et du temps, se relaient alors pour convertir le fils sceptique du magicien à la « vraie connaissance ». 

Le roman se lit comme une pièce de théâtre par ses procédés narratifs et le sous-titre correspond parfaitement au récit dans la mesure où il s’agit bien d’un « voyage initiatique » vers « l’au-delà », vers l’autre côté du réel. Chaque chapitre, très court, est un résumé des différentes philosophies ésotériques. Les personnages délivrent successivement au narrateur leur « vérité » sur la vie extraterrestre, le voyage astral, la lévitation, la réincarnation, la magie noire, le pouvoir des drogues hallucinatoires ou les vampires. 

Ce roman caustique sur la « magie » est en quelque sorte un modèle renversé du « monde de Sophie » de Jostein Gaarder. Un dialogue passionnant s’instaure entre l’incrédule narrateur et les magiciens et para-scientifiques au langage prolixe et souvent abscons. La création artistique est interrogée. L’existence et ses énigmes sont explorées. Le sens du merveilleux, des mythes et des contes est admirablement décrit comme le rapport de la science au surnaturel :

« - Vous souriez, m’avait-il dit me fixant toujours dans les yeux, je sais pourquoi vous souriez ! C’est bien vous qui dans un de vos livres… La traversée des Monts Noirs (2), c’est cela ?... faites dire à des chercheurs russes : « c’est en développant nous-mêmes des expérimentateurs ouverts à la magie que nous réussirons à accéder à une vision totale de l’univers. Notre sens des responsabilités scientifiques doit nous ouvrir aussi à une pensée magique. » Bien que de mémoire, je crois vous avoir fidèlement cité, non ?

- Vous ne m’avez pas cité, moi, avais-je précisé, mais vous avez cité des physiciens russes placés par moi au cœur de ce livre de fiction que j’ai écrit, en effet. Mais ce que vous ne dîtes pas, c’est qu’à ses affirmations un personnage qui m’est proche répondait : « ils parlent d’une pensée magique, ils confondent forces naturelles et forces surnaturelles. Ils sont en désir de superpuissance car ils ont pris conscience de leur impuissance. Ils ne veulent garder de la science que son côté prométhéen. Ils cherchent à reculer nos limites là où ne se dresse aucune frontière solide. Ils sont passés du désir de maîtriser techniquement l’univers à celui de le lire magiquement. » Et ce même personnage ajoutait pour conclure : ‘’Nous sommes entrés dans la nébuleuse ésotérique.’’ »


Rezvani le père et « l’envers du monde »

Cependant, si les nombreuses explications fantaisistes prêtent à sourire, un étrange malaise saisit le lecteur dans cette froide solitude des hauteurs de Sing Fou. Où mènent donc « les aventures de Rezvani au Tibet » ? Vers le Grand Secret ? Vers le père ?

Le narrateur, emmené par la sorcière Morgiane dans l’anti-Monde, voit ses « barrières cartésiennes » s’effilocher et ses angoisses prendre le dessus sur sa raison. Vague après vague, le château de sable s’affaisse en découvrant les limites de ses fondations. Longtemps insensible aux explications magiques, le fils du Magicien ne peut finalement réfréner sa curiosité et comme le personnage de Lewis Caroll, Alice, il accepte de suivre Morgiane, son « lapin blanc », qui veut lui montrer son père qu’il a pourtant peur de revoir et qu’il n’a jamais cessé d’aimer et de rejeter à la fois, ce père absent dont il a refusé dès l’enfance les enseignements et l’héritage.

Les dernières pages du roman, étonnantes de simplicité et de merveilleux, sont un éloge de la magie (en aucun cas des magiciens) et un hommage au père. Ou comment passer « de l’autre côté du miroir »...


Mourad Haddak

(1) Le père de Serge Rezvani était magicien (un diseur de bonnes aventures diraient d’autres) et le roman est marqué de ses souvenirs d’enfance et de ses interrogations sur cette figure paternelle à la fois lointaine et mystérieuse. Après la mort de sa mère, il passe dans différentes pensions d’émigrés russes dont il s’enfuira à l’âge de quinze ans.

(2) La Traversée des Monts Noirs, Stock, 1992. Outre des poèmes et essais, Serge Rezvani est l’auteur de nombreux romans et autobiographies dont Les Années-lumière (1967), Les Années-Lula (1968), J’avais un ami (1987), Le Feu (1977), L’Origine du monde (2000), L’Eclipse (2003). Parmi ses pièces de théâtre, on peut citer Capitaine Schelle & Capitaine Eçço (1969). Actes Sud a fait paraître l’intégrale de ses chansons en plusieurs volumes. 


Serge Rezvani, Le Magicien, Actes sud, août 2006, 250 pages
19 € 

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