"Effacement" l'Amérique noire et jazz de Percival Everett

Drôle et incisif sur la condition de l’écrivain noir aux Etats-Unis et le monde littéraire, Effacement est le deuxième roman de Percival Everett publié en France aux éditions Actes Sud, avec Désert américain. C’est une œuvre attachante, rythmée par des bouts d’histoires parallèles, digressions éparpillées dans le récit initial et servies par une écriture dont « la règle est de ne suivre aucune règle ».

« Un homme sain d’esprit songerait-il à décerner un prix à ce roman ?... Ouais. » 

Thelonious Ellison dit « Monk » est un écrivain noir américain, un spécialiste hors pair des tragiques grecs et des structuralistes français, comme Roland Barthes, lui valant à la fois une haute estime en France et la jalousie des gens de lettres dans son propre pays.

Pour gagner sa vie, il enseigne à l’université, donne des conférences en Californie et à Washington, sans conviction. Quand il n’écrit pas, cet homme solitaire s’adonne à ses passe-temps favoris, la pêche et le travail du bois.

En dépit de ses talents d’écrivain, la réussite ne cesse de lui échapper car ses romans, considérés comme ennuyeux et hermétiques, ne font pas assez « black ». Un critique avait ainsi affirmé au sujet d’un de ses livres :

« Ce roman, finement travaillé, présente des personnages très élaborés, une langue riche et un jeu subtil sur l’intrigue, mais on a peine à comprendre ce que cette réécriture des « Perses» d’Eschyle a à voir avec l’expérience afro-américaine ». 

Exigeant avec lui-même, il a juré « de ne jamais compromettre son art ». Il ne comprend pas pourquoi on le catalogue « écrivain de couleur noire », ni pourquoi dans sa jeunesse il était censé aimer le basket et la danse. Comme il l’écrit au début de son journal, « la race est un sujet auquel [il] ne pense presque jamais ».

C’est la « ruine » de sa famille qui précipite tout et entraîne le malheureux héros, bien malgré lui et non sans humour, dans une suite de quiproquos improbables. La mort de sa sœur aînée Lisa, médecin dans un hôpital pour femmes et tuée par un membre de la ligue anti-avortement, le contraint à demeurer à Washington et à trouver rapidement de l’argent pour aider sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Absorbé par cette pensée, il assiste, stupéfait, au succès d’un livre médiocre sur la condition des Noirs américains écrit par Juanita Mae Jenkins, « Not’ vie à nous au ghetto ». Il décide alors, sous le pseudonyme de Stagg R. Leigh, d’en faire une parodie assassine pour dénoncer le poids de la question raciale dans la littérature. 

La réussite imprévue et fracassante de son pastiche intitulé « Putain», bourré de stéréotypes et de gros mots et apprécié par la « société du spectacle » (éditeurs, médias) en mal de « récit vrai » sur la vie des Noirs, le révulse. Membre d’un jury littéraire, sa surprise est totale lorsqu’il reçoit parmi les oeuvres choisies pour le Prix du Livre les épreuves de son… ouvrage. Le cauchemar se poursuit quand les membres du jury saluent la parution d’un « livre majeur » :

« - Le meilleur roman afro-américain depuis des années.
- Une œuvre brute, vraie, qui prend aux tripes.
- Tellement fort, on dirait la vraie vie.
- Cette énergie sauvage du Noir moyen, c’est si rafraîchissant.
- On va le mettre aux programmes scolaires, à mon avis, même si la langue est choquante. C’est tellement puissant. » 
 
Effacement, pourrions-nous terminer, est une charge féroce et pleine d’humour contre le « formatage » imposé par le monde de l’édition soucieux d’un retour rapide sur investissement, par les talk-shows attirés par le sensationnalisme et la vulgarité, par la peureuse et servile « société des écrivains » si sensible à « l’air du temps ». Mais une telle conclusion serait trop simple.

« Au centre de l’arbre se trouve le cœur du bois […]. On ne voit pas la différence entre le cœur du bois et le faux bois. Mais c’est le cœur qu’il faut. » 

Il faut envisager le livre sous plusieurs angles. Différents niveaux de lecture et de digressions, souvent obscures, sans compter les citations latines, émaillent le roman. Le sens du texte n’est pas toujours aisé à saisir ce qui autorise le lecteur à « travailler » son imagination.

A côté de l’histoire principale de Monk, Percival Everett intègre, dans le style phrasé et nerveux des caïds de la rue, plusieurs chapitres du roman « Putain ». Il ajoute surtout de nombreuses notes pour de futurs romans, des réflexions personnelles et des dialogues savoureux et fictifs sur la création artistique tenus par des personnalités célèbres. 

Est-ce un livre sur la fragilité de la mémoire, de ses faux-semblants et de ses liens avec l’identité ? Le père de Thelonious, figure tutélaire et écrasante, a dissimulé à sa famille, jusqu’à sa mort, la liaison secrète qu’il entretenait avec une infirmière rencontrée des années plus tôt en Corée et avec qui il aura un enfant. La mère atteinte de sénilité occupe une place importante et touchante tout au long du récit. Elle est la part d’humanité qui reste au narrateur. Une sorte d’« effacement » touche même son frère Bill, médecin comme Lisa et contraint de taire à toute sa famille son homosexualité. Thelonious quant à lui vit une schizophrénie manifeste. Il souffre de revêtir la peau d’un personnage au succès immérité. La lucidité lui fait défaut à mesure que son second Moi, Stagg R. Leigh, s’empare de lui. La réalité se dérobe et les masques menacent de tomber dans un dénouement fantastique. 

Revenons un instant au nom choisi par Everett pour son héros. Il ne doit rien au hasard. A l’origine, Thelonious Monk Ellison est un célèbre pianiste (1917-1982) dont les compositions figurent parmi les plus talentueuses du jazz. Avant-gardiste, connu pour les notes dissonantes de ses morceaux qui bousculaient (jusqu’à Miles Davis !) le sens du rythme, l’harmonie et la mélodie, « Monk » a dû attendre 1947 pour enfin enregistrer sous son propre nom. Introverti, il fut à plusieurs reprises interdit de jouer dans les clubs de New York, autant pour son goût immodéré de la drogue que pour son « style très personnel », ce qui ne l’a pas empêché d’avoir (tardivement) une grande carrière internationale (il joua au Japon et en Europe). Musicien incontournable du jazz, il est le précurseur, pour les spécialistes, du courant « be-bop » (1).

Derrière le narrateur, il y a aussi une partie de Percival Everett qui transparaît. Ce dernier, comme son héros, s’intéresse en premier lieu à la matière littéraire. Il y a de toute évidence une musicalité des mots agencés selon un certain rythme et des « blancs », comme les silences d’une partition, coupent les paragraphes et les phrases. L’excellente traduction parvient à nous restituer en partie la magie polyphonique du texte.

Importante, la question raciale pour Everett n’est pas sa principale préoccupation. A travers les doutes du narrateur, le roman est avant tout pour lui une interrogation sur l’écriture et le sens de son « art » : 

« J’essayai de prendre de la distance par rapport à la position dans laquelle la vente de ce roman minable m’avait mis face à mon art. Sans m’être vraiment vendu, je ne semblais pas décidé à refuser le chèque. Je me demandais pourquoi je travaillais le bois. Mon instinct d’écrivain me poussait à remettre en question les formes, et en même temps à les affirmer, selon une ironie difficile à formuler, encore plus à justifier. Mais le bois, son toucher, son odeur, son poids. C’était tellement plus réel que les mots. Le bois était si simple. Une table est une table est une table, bon sang. » 

Et plus loin, Everett/Thelonious ajoute :

« Quand je considère mes romans […] je suis affligé de voir en moi le stéréotype du radical : toujours à dénoncer quelque chose, en l’appelant tradition peut-être, à prétendre explorer de nouveaux territoires narratifs, en bousculant les limites du genre […]. Il se trouve que tout radicalisme n’est pas innovant, et peut-être n’ai-je rien compris à mes expérimentations qui renforcent, s’il en était besoin, les traditions mêmes que je prétendais défier. » 

On ne saurait être plus clair !

Ainsi, Effacement, par les chassés-croisés de ses récits, par le jeu sans cesse renouvelé de son écriture, par ses réflexions sur la littérature, la mémoire et les questions raciales aux Etats-Unis constitue un livre brillant et décidément peu commun. A (re-)lire sans modération !
 
Mourad Haddak

(1) L'apport de Monk au jazz est énorme. Outre des compositions historiques et cent fois reprises comme Straight no chaser, Panonica ou Blue Monk, et la magnifique ballade Round about midnight, Monk est celui qui le premier a fait entrer la musique classique  (avant Bill Evans et l'influence de Brams) dans l'oreille des jazzmen. Et ses efforts pour travailler les gammes myxolidiennes et transcrire le dodécaphonique en swing ont révolutionné le genre. Ajoutons que son art de l'improvisation a ceci de magique qu'il était sans doute le seul musicien capable de chanter ce qu'il allait jouer avec plusieurs portées d'avance ! Monk inspirera notamment Miles Davies, tous les bopers, et les pianistes Keith Jarrett et Brad Meldau. Une source où toujours puiser !
Sur Monk, on consultera avec fruit quelques pages qui lui sont consacrées, par exemple chez pianobleu et surtout le site qui lui est voué Bluemonk. On lira également la biographie Monk par le pianiste Laurent de Wilde (Folio), belle entrée en matière.


Percival Everett, Effacement, traduit de l'anglais (USA) par Anne-Laure Tissut, Actes sud, "Babel", janvier 2006 (1re éd. française, mars 2004), 352 pages, 8 € 

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