"La Marge molle", roman grinçant et savoureux du pathologiquement normal par Johann Trümmel

« Comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous contes toujours des bêtises, je les écrirait » 
(Gustave Flaubert, neuf ans.)

Johann Trümmel, dans une de ses interviews, dit avoir construit Tobias Poule, son protagoniste, comme Flaubert avait fait sa madame Bovary : par dépit, et sans pitié pour sa bêtise. Irait-il jusqu'à dire : « La Poule, c'est moi » ? Trümmel ne va pas jusque là, refusant une identification trop facile avec une écriture souvent potache qui n'est qu'un jeu de masques posés sur le néant.

I.  L'obsession de la norme

« Je n'ai pas dormi de la nuit, dévasté par le diagnostique du docteur ». Le docteur Bestagenbergestadt (1) est psychanalyste, et l'effrayant diagnostique qui terrifie, d'entrée de jeu, le protagoniste est : « vous êtes normal ». Cette norme est un néant que veut fuir à tout prix Tobias Poule, étudiant thésard à l'université. Et pourtant, elle le rejoint comme un fatum funeste et domine ses pensées. Paradoxalement, il cherche à la maîtriser de façon quasi maniaque, engrangeant dans ses carnets des panoplies à revêtir dans chaque situation. Invité à une soirée, il potasse la section « étudiants bac + 5 option télérama » avec les parties « arts et spectacles contemporains », « Vincent Gallo , Don de Lillo et François Truffaut ». Arrivé devant la porte, entend-il du reggae, musique sectaire par excellence car « elle exige de son auditeur qu'il soit cool, ouvert et désinvolte », qu'il reprend à la hâte ses papiers pour réviser la section « jeunes de base », avec les notions de « OGM », « mariage homosexuel », « José Bové », etc.

Tobias a, à son gand dam, un pendant féminin : Sophie, qui tente d'adopter avec maladresse, en bonne hôtesse, une panoplie qu'elle croit être celle de l'intellectuel : un CD de Moby acheté à la hâte chez le disquaire, (« la musique classe des connes sans goût »), des posters de Klimt, Munch ou Dali camouflant à grand-peine l'affiche du Grand Bleu de Luc Besson. Malgré son mépris,le jeune homme se retrouve coincé à son corps défendant dans le lit à vaches de la demoiselle. « Je refuse de partager un monde qui confond infinitifs et participes passés », déclare-t-il tout net à la lecture d'un mot laissé par son hôtesse. Et pourtant, cette sentence définitive ne l'empêche pas de se réfugier un  temps dans les bras de la donzelle, en chantre honorable de la mauvaise foi. Eh oui, ce dernier fait partie de la caste des gens normés, et partage avec Sophie un complexe d'infériorité par rapport aux êtres extraordinaires, surnaturels qui traversent leur ciel gris : « La Nuit, Dorian et l'Ange », ainsi que la mystérieuse et évanescente Audrey.

On l'aura compris, ce livre est truffé de caractères incisifs et impitoyables, grinçants, l'être normé est exécuté en peu de flèches, à la façon d'un Flaubert, ou même d'un Maupassant, deux influences de Trümmel. Cela donne lieu à de truculentes caricatures, à l'instar de cette pauvre Sophie ou de sa copine la vendeuse : « conne, vulgaire, inculte : le genre de fille qu'on retrouve violée, éventrée et carbonisée au fond d'un parc ».
Ce livre est un carnet léger qui cultive l'humour de potache.

II. La (le ?) satire de l'université

De son propre aveu, l'auteur révèle qu'à l'origine de ce livre était un carnet de drôleries éparses avec lequel il faisait rire ses amis. Il n'avait plus qu'à lui donner un fil directeur pour en faire son premier roman. Chapeau ! Car c'est pas du fil banc. Il reste dans ce palimpseste les portraits, croquis incisifs et mordants, ainsi que des situations comiques. Les quiproquos s'enchaînent comme au théâtre. Poule, obsédé par la demande de « cunilinctus » de sa copine idiote, est pris à parti par son professeur qui lui demande, à sa grande stupéfaction, si Jean-Sébastien Lajoux, son sujet d'étude, connaissait ledit cunilinctus. Il bafouille une réponse aussi confuse que maladroite, lorsqu'il se rend compte de sa méprise : il s'agissait en fait de parler de « Ian Mac Manus ». 

Difficile de s'imaginer quelle jungle peut être l'université, à moins que, comme l'auteur, on y ait pénétré. Le petit jeu des courtisans, les étudiants « rebelles », aucune catégorie n'a de pitié à ses yeux. Le nom des protagonistes est évocateur : de Bouteille l'éminent professeur en chaire (qui en a, qui en boit ?), qui s'affiche avec ses jeunes (et influençables) étudiantes, à Gratin, le poulain, en passant par le pauvre Labrelle, tous les protagonistes se compromettent dans des jeux de pouvoirs pitoyables. L'enseignement ne vaut guère mieux : on étudie la « sémiologie post-moderne » avec des écrivains aux patronymes non moins évocateurs comme « Mc Flipitto », ou « Jean-Sébastien Lajoux ». Le héros lui-même, chargé d'assurer quelques cours, prostitue son savoir pour gagner l'affection des étudiants dits « rebelles »: d'une démagogie putassière, il remporte un franc-succès avec ses sujets de littérature comparée : « Poésie de l'auto-supplice : Arthur Rimbaud et Kurt Cobain », « l'icône messianique : la Bible et la trilogie Matrix », et, cerise sur le gâteau (avarié) : « Louis-Ferdinand Céline et Jamel Debbouze : le chaos de la parole ». Le tout est débité à grand renfort d'effets (« Vous êtes ici pour vous exprimer ! Assourdissez le monde ! La vérité se crie, elle ne se bredouille pas ! ») pour faire passer sa salade. Le narrateur est d'autant plus impardonnable qu'il sait ce qu'il fait.

III. Poule à zéro, la marge molle.
« Et ses formes tremblaient comme de la gelée molle... »
(Maupassant).

Bien sûr, lorsqu'un auteur se réclame de Maupassant, il ne faut pas s'étonner d'y retrouver une peinture peu optimiste de la nature humaine. Le narrateur est sans concession pour lui-même et ses frères médiocres : « Enfant, tes camarades étaient des Noirs bègues et des obèses. Ce seront désormais des gens qui collectionnent les vaches comme tout le monde, qui réclament leur droit à la différence comme tout le monde ». A propos de son crâne rasé, il est encore plus frais : « on me croirait néonazi ou cancéreux ». La « Poule à zéro », Tobias tend vers le néant. Impuissant, se refusant toute personnalité propre, il est englué dans cette marge molle.

La quatrième de couverture rapproche son roman aux fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes. Par glissement sémantique, c'est plutôt un autre de ses écrits qui me revient en tête, le degré zéro de l'écriture.  L'écriture de Trummel est un masque qui n'en finit pas de se travestir, de pastiches en personnages, fardée de mauvaise foi. Le roman s'achève sur de nouveaux masques, « Je serai Sollers, je serai Brialy », posés sur le « sourire désabusé » du néant. Cette écriture légère et plaisante refuse de se dévoiler en assumant une consistance, une identité.

Elsa Bénéjean

(1) Les plus fins lettrés auront reconnu ici une grosse bêtise, façon « baisse ta gaine » comme dans la chanson de Jacques Brel Le Caporal casse-pompon (1962), dont on ne résiste pas au délice de citer l'extrait concerné : 

Mon ami est un doux rêveur
Pour lui Paris c'est une caserne
Et Berlin un petit champ de fleurs
Qui va de Moscou à l'Auvergne
Son rêve revoir Paris au printemps
Redéfiler en tête de son groupe
En chantant comme tous les vingt-cinq ans
Baisse ta gaine Gretchen que je baise ta croupe (ein zwei)



Johann Trummel, La Marge molle, Balland, septembre 2008, 20,90 € 

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1 commentaire

anonymous

Je ne vous ai jamais dit à quel point votre texte m'a fait plaisir.

Je vous embrasse de tout mon coeur.
Johann Trümmel.