Interview - Serge Safran, poète, écrivain, éditeur

Patiemment, voire à son insu, Serge Safran construit une œuvre, où s’entrelacent fiction, poésie et autobiographie.

 

— Vous avez publié des recueils de poèmes, des extraits de votre journal intime… Votre premier roman, La Stagiaire, est paru il y a deux ans. Le deuxième, Le Voyage du poète à Paris, est sorti cette année. Vous avez mis du temps pour venir à la fiction romanesque !

Énormément. Et honnêtement, je ne sais pas trop pourquoi. J’ai commencé par écrire de la poésie, beaucoup. Ah si ! En classe de quatrième, j’avais écrit un court texte de fiction, d’une cinquantaine de pages, un embryon de polar, pourrait-on dire, que j’avais donné à lire à ma professeur de français, une très belle et très blonde Mme Pons, si ma mémoire est bonne. Comme elle était assez maligne, elle m’avait incité à en faire profiter mes petits camarades et, pour cela, m’avait suggéré d’en faire une transposition théâtrale. La pièce a été jouée, mais j’ai mal vécu la chose : évidemment, j’étais le héros de l’histoire… et ça ne passait pas vraiment auprès de mes camarades ! Par la suite, j’ai toujours été fasciné par le théâtre. J’ai tenté, étudiant à Bordeaux, de monter Les Bonnes de Jean Genet. Et j’ai écrit et publié en 1992, aux Éditions Dumerchez, une tragédie : La Nuit d’Arkos. Il y a eu à l’époque, à plusieurs reprises, des velléités de mise en scène, mais qui finalement n’ont jamais abouti.

Cela mis à part, on peut vraiment dire que je suis entré en littérature par la poésie. J’ai posté des poèmes à différents éditeurs, et j’ai été publié assez rapidement au Castor Astral, une maison qui avait et a toujours la particularité d’être bicéphale, puisqu’elle a une tête à Bordeaux, où je vivais alors, et une autre à Pantin. C’est peut-être ce qui a établi, pour moi, un lien entre la province et la capitale. Car au moment où j’ai commencé à publier, je n’avais pas encore l’intention de m’installer à Paris. C’est aussi en publiant de la poésie que je me suis greffé sur le projet de la revue Jungle, et que j’ai été amené à lire et découvrir mes contemporains, comme Villard, Delbourg, Martin, Abeille, Darol et tant d’autres, ainsi qu’à vivre une belle aventure collective. Progressivement, je me suis investi dans la revue, notamment en venant plus souvent à Paris, et je suis devenu une sorte d’éditeur en dilettante, sans attacher à cette fonction la moindre intention professionnelle… Cette expérience d’une revue émanant d’une maison d’édition ayant duré assez longtemps, elle m’a permis de rencontrer de nombreux écrivains comme Max Genève, Hubert Haddad, Jean-Philippe Domecq, Alain Absire, Hugo Marsan ou Cécile Wajsbrot, que j’ai tous publiés par la suite, une fois devenu éditeur.

J’avais également fait une tentative romanesque au moment de mes années de lycée. Mais ce n’était pas du tout concluant à mes yeux. De même, je ne me sentais pas vraiment attiré par le métier de journaliste, si ce n’était comme prétexte à échapper aux contraintes familiales de l’époque. Enfin… Pour être tout à fait franc, je ne voulais rien faire du tout. Je voulais vivre, je suppose, d’amour et d’eau fraîche ! Mais je suis tout de même un peu devenu journaliste, comme critique littéraire, en donnant des piges principalement à Sud-Ouest et au Magazine littéraire, où je suis resté très longtemps. Je ne voulais pas non plus être enseignant, malgré mes diplômes, mais je le suis devenu une fois installé à Paris, parce qu’à un moment donné, il m’a bien fallu gagner ma vie. Il y a eu une période de transition entre le moment où je traînais trop en études et celui où je suis entré dans la vie active : j’ai fait un passage par la vie communautaire… Il y a d’ailleurs une évocation de cette expérience dans ce deuxième roman, Le Voyage du poète à Paris, dont l’action se situe dans les années 1970-1980 – alors que La Stagiaire se situe dans les temps présents.

 

— En fait, vous avez fait le chemin à l’envers. Très souvent, on publie quelques romans, puis on bascule dans l’édition.

C’est vrai. Sur ce plan-là, j’ai un parcours assez atypique.

Je n’ai pas tenu de journal à l’adolescence, par exemple, comme c’est assez fréquent pour beaucoup de gens, me semble-t-il, ni lors de mes premières amours, ce que je regrette évidemment beaucoup aujourd’hui. Le fait de m’être lancé dans cette folle entreprise qu’est l’écriture d’un journal intime, à l’âge de 27 ans, correspond à une brisure interne, très profonde, terrible même, qu’on pourrait qualifier sans prétention de métaphysique. J’ai été alors poussé à écrire de façon obsessionnelle et irrépressible. Pour des raisons que j’ignore, j’ai commencé à écrire mon journal à Paris, dans le métro de surcroît ! Ce n’est que bien longtemps après que je me suis rendu compte que cela avait peut-être un sens. Je ne suis pas sûr d’ailleurs d’avoir trouvé lequel. C’était en tout cas devenu pour moi une béquille indispensable pour survivre. Je me suis rendu compte, avec le décalage dans le temps, que j’ai commencé à écrire mon journal au moment où j’ai publié, en 1978, mon premier vrai livre de poèmes : Le Chant de Talaïmannar.

J’ai été très étonné, en travaillant récemment à la création de mon site Internet – j’ai été longtemps fortement réticent à me lancer dans cette chose que je trouvais a priori superficielle et narcissique, comme tout ce qui a trait à la technologie moderne, cet attrape-couillons à dimension quasi universelle –, en compilant la presse que j’avais obtenue pour mes recueils de poèmes ! Et, aussi, par une certaine cohérence créative dont je ne me suis jamais préoccupée.

Pour revenir à mon journal, on m’a souvent demandé si je l’avais écrit dans l’optique de le publier. Je crois que j’ai toujours su qu’il serait publié un jour, mais le degré de conscience par rapport à cette publication est très flou. Peut-être ne fallait-il pas que je sois certain qu’il soit édité pour garder ma liberté de ton, d’expression, de tout ce que j’avais à dire d’intime et de personnel.

 

— Continuez-vous à tenir ce journal ?

J’ai toujours eu envie d’arrêter. Par exemple, lorsque je suis parti au Petit-Tibet, avide d’espace et de liberté, c’était en fait dans l’intention d’arrêter d’écrire mon journal, afin de rompre une démarche que je sentais en train de m’anéantir. Mais sur place, comme j’étais seul, j’ai éprouvé le besoin d’écrire ce que je vivais, qui me paraissait quand même exceptionnel. Et c’est devenu un livre, publié en 1982, qui a été réédité vingt ans après sous le titre Carnet du Ladakh.

Il y a toujours eu aussi un combat interne entre le fait d’écrire et le fait d’aimer. Comme si le fait d’écrire empêchait d’aimer, et réciproquement. J’ai tout le temps vécu ça ainsi. Force est de constater que dans les périodes les plus heureuses, je n’ai pas tenu de journal. Écrire un journal, voire écrire tout court, je crois bien que c’est lié à quelque chose de l’ordre du malheur.

J’ai toujours voulu me libérer, avec beaucoup de difficultés pour y parvenir, de ce mode d’écriture autobiographique. J’ai modifié la forme, changé la façon de m’exprimer de nombreuses fois, expérimenté maintes voies. Avec de longues, très longues périodes de silence. Étalées parfois sur plusieurs années. Ma première tentative de journal de bord, va-t-on dire, à la Bouvier, dans les années 1970, a eu lieu alors que je partais en Inde par la route avec un ami. Parvenu en Grèce, j’ai abandonné l’exercice, parce que c’était pour moi impossible : si je partageais quelque chose, je ne pouvais pas l’écrire. Je n’ai réellement commencé à le tenir de façon impérieuse qu’en 1977. C’est cette première période qu’a commencé à publier, plus de trente ans après, Florent Georgesco dans La Revue littéraire, aux Éditions Léo Scheer.

 

— En fait, ce journal est publié en fragments !

C’est très curieux et semble pourtant obéir à une logique, voire une détermination à la fois interne et sociologique qui me dépassent toutes deux. Je crois que dans toutes mes publications, jusqu’aux romans eux-mêmes, il y a une histoire intime qui les sous-tend. Vous l’avez remarqué : je ne suis pas rentré dans un cursus habituel où on publie un roman d’imagination, puis un deuxième, etc. J’ai commencé à publier de la poésie. C’est elle qui prend le pas sur tout le reste, comme d’ailleurs chez de nombreux prosateurs, à l’instar de Léautaud, par exemple, pour ne citer que lui.

Pour L’Année Alison, c’est très particulier. J’avais publié quelques années plus tôt un essai sur les relations entre l’érotisme et la gastronomie chez les libertins du XVIIIe siècle, L’Amour gourmand, à la Musardine, une maison d’édition spécialisée dans le domaine érotique. Je leur ai confié à ce moment-là un petit recueil de fragments érotiques que je voulais publier sous pseudonyme. Je ne saurais dire pourquoi le fait de publier sous mon nom me gênait. Disons que je sentais qu’il ne fallait pas que je le fasse. Plusieurs années après, j’ai été amené à faire lire à un ami cinéaste, qui subissait une rupture amoureuse très dure, un extrait de mon journal où je raconte justement une rupture au même âge qu’il avait alors : 36 ans. Avec, évidemment, plein d’évocations liées à une sexualité débordante, à la fois intempestive et malheureuse. Et je me suis dit que si je pouvais le donner à lire à cet ami, je pouvais aussi bien proposer cet extrait de journal à un éditeur. C’est ainsi que j’ai publié mon journal de l’année 1986… et mes textes érotiques ! Sous mon nom ! Nous avons donc publié les deux livres en même temps, en 2006 : L’Année Alison et Heures tendres.

La démarche romanesque est venue encore plus tard.


© RG


 

— Votre dernier roman, par certains aspects, fait penser à un journal romancé.

Oui, c’est d’ailleurs revendiqué dès le départ. Le narrateur, Philippe Darcueil, déclare d’entrée de jeu dans un train, par une sorte de défi, qu’il va écrire son journal à la troisième personne, comme s’il devenait un personnage de roman, comme s’il allait franchir une nouvelle étape de sa vie tel un nouveau chapitre romanesque correspondant à la quête d’un travail à Paris et, surtout, à la séparation d’avec Sandra, une adolescente éperdument amoureuse de lui qu’il laisse à son corps défendant dans l’Ariège, où il vivait une passion avec elle, au sein d’une communauté « libertaire ». D’emblée, il y a une mise en abîme, une prise de risque à la fois formelle et, disons, philosophique. En tout cas, poétique, sous l’égide du « Lâchez tout ! » d’André Breton.

 

— Alors quelle est la part autobiographique ?

Tout ce que j’écris, sans conteste, est à caractère autobiographique. Sans que je sache pourquoi et sans que j’en comprenne l’impérieuse nécessité. En fait, et c’est pour ça que je tiens un journal, je suis fasciné par le réel, qui n’existe pas plus pourtant que ce qu’on imagine, et je n’arrive pas à concevoir qu’on puisse rajouter un « faux réel » au réel qui justement ne l’est pas. Je me débats là-dedans, et je me rends compte avec la distance dans le temps que ce que j’écris devient automatiquement, de toute façon, de la fiction. Même si je sais faire la différence, évidemment, entre les diverses illusions auxquelles se rattachent les deux perspectives. Je me rends compte aussi que nous vivons constamment dans la fiction, le rêve ou le fantasme, autres formes de la fiction proprement dite. Ce que les gens appellent le réel, la façon dont ils le vivent, je pense que j’ai une sensibilité et une capacité d’analyse qui me font en permanence ressentir cela de façon différente. Je sais, quand quelqu’un me parle, par exemple dans un café, un lieu public, qu’il me tient certains propos, qu’il pense en même temps à autre chose, qu’il regarde la fille ou le gars qui passe derrière moi, que son attention le porte vers d’autres regards, pensées et sensations, qu’il est absent sans même s’en rendre compte… Je vois tout ça et je sais, quand j’écoute les informations à la radio ou à la télévision, par exemple, qu’il y a eu une sélection, un parti pris, que c’est un tri, que ce n’est pas le réel, mon réel à moi en tout cas. Tout est faux. Du coup, le seul repère que j’aie, c’est vraiment ce que je ressens qui, même si je suis dans l’erreur, répond à ma vérité intérieure. À partir de là, on peut broder du romanesque, si on veut. J’ai écrit une pièce de théâtre qui est complètement imaginaire, avec des personnages qui le sont totalement. Dans ce dernier roman, je ne me gêne pas, je ne me cache pas. Mon narrateur est un poète, je l’ai été, je mélange des personnages réels et des faux, un peu comme l’a fait Matzneff dans ses « romans », où la personnalité de l’écrivain, auteur d’un journal exceptionnel, transparaît entre les lignes. Peut-être cela correspond-il, comme le formule très bien Benoît Duteurtre, à « une partie ancienne et bien connue de l’art romanesque : cette façon qu’ont les écrivains d’inventer des histoires en miroir de leur propre histoire, de se projeter dans des personnages qui leur ressemblent sans être vraiment eux-mêmes ».

Mais disons que dans Le Voyage du poète à Paris, il y a une structure, des personnages, du vrai, du faux, des lettres, des choses qui sont imaginées, d’autres qui ne le sont pas… Ce n’est pas le décalque de ma vie et, dans tous les cas, c’est le reflet d’une expérience fondamentale, celle d’une rupture, d’une transformation liée à une séparation amoureuse. C’est souvent ça, dans la vie des autres aussi : une rupture importante de mode ou choix de vie précède ou suit une rupture amoureuse, parce que, finalement, tout est lié. En ce qui me concerne, ma vie intime a été déterminante sur l’écriture… notamment en poésie. Ce qui est plus complexe, et que j’ai mis du temps à dénouer, c’est que l’écriture du journal ait démarré à un moment où je pense que j’ai eu une prise de conscience très forte : j’ai su que je ne passerais pas ma vie à écrire de la poésie.

 

— Le journal fait partie d’un « dispositif » littéraire.

Tout à fait. Aujourd’hui, quand je vois des gens d’une autre génération que la mienne qui s’intéressent à mon journal et qui le publient, je me dis qu’ils y trouvent nécessairement un intérêt. Je ne sais pas de quel ordre. Ils peuvent dire qu’il est littéraire. Ce n’est pas à moi de le prétendre. Georges-Olivier Châteaureynaud, qui vient justement de publier un très beau texte autobiographique, La vie nous regarde passer, aussi fictif à vrai dire que le reste de son œuvre, m’a un jour demandé si j’écrivais un journal intime ou littéraire. Il faisait cette distinction. En fait, ces deux notions, je m’en suis rendu compte à la longue, sont indissociables…

 

— Il est difficile de distinguer un journal intime d’un journal littéraire à partir du moment où il s’agit de celui d’un écrivain !

Certes, mais de quel droit peut-on se prétendre écrivain ? Parce qu’on publie des livres ?

 

— Le Journal de Léautaud est très intime…

Oui ! Et… littéraire, ne l’oublions pas. Je l’ai lu dans son intégralité. J’ai même eu l’intention de faire un essai à son sujet. Ce qu’a d’ailleurs réalisé à merveille Serge Koster. Mais chaque fois que je suis passionné par un auteur, j’ai envie d’écrire un livre sur lui ! Et puis finalement, je n’ai pas le temps, et peut-être pas de motivation suffisante. Disons que celui sur lequel j’ai le plus écrit, qui est l’écrivain qui m’a évidemment le plus marqué, c’est Casanova. Dans le fond, les deux écrivains qui m’ont le plus « nourri » sont Matzneff d’abord et ensuite Casanova. Toutes proportions gardées ! Mais l’un est tout de même dans la lignée de l’autre. Je ne me prends ni pour l’un ni pour l’autre, mais disons que je sens bien qu’il y a chez eux quelque chose qui me parle de façon très forte, une évidente affinité. Casanova, finalement, dans mon essai L’Amour gourmand, est omniprésent, parce que j’ai trouvé dans son journal tous les éléments que je cherchais dans la littérature libertine du XVIIIe siècle. Il y a tout, et le reste, chez Casanova !

On peut dire, pour résumer, que mes publications ont paru de manière très anarchique, avec des modes d’expression très différents. Par exemple, en 1999, j’ai publié un recueil de lettres d’amour, intitulé Lettres gersoises parce qu’elles ont été écrites depuis le Gers. Un projet que m’avait proposé l’éditeur Dominique Barbier : écrire un livre pour sa collection « Terre d’encre ». Je voulais bien écrire sur le Gers, certes, mais je ne voulais absolument pas d’une approche convenue. J’ai eu l’idée de lettres, qu’il a très intelligemment acceptée. Et comme j’étais très amoureux à ce moment-là, j’ai écrit des lettres d’amour qui évoquaient, par la même occasion, cette région. J’ai créé en quelque sorte un genre spécifique pour ce livre.

J’ai donc publié, comme ça, des choses très différentes les unes des autres. Je pense qu’il y a une unité, que je perçois maintenant davantage, notamment par le biais du « dispositif » littéraire que vous avez évoqué.

 

— Au tout début, lorsque vous avez commencé à écrire de la poésie, quels étaient les écrivains qui vous ont influencé ?

Question piège ! En fait, j’ai eu une enfance très inculte. Dans ma famille, mon entourage, on ne lisait pas… ou très peu. Donc je lisais un peu ce qui me tombait sous la main. Du Dickens ou Walter Scott, comme du Malraux ou du San Antonio, mais je lisais généralement des choses beaucoup plus légères, beaucoup de bandes dessinées. Je n’ai découvert la poésie qu’à l’école, ce qu’on découvre au collège ou au lycée et dans cette espèce de carcan du Lagarde et Michard où il y avait quand même des choses qui m’impressionnaient beaucoup. Là où j’ai vraiment découvert la littérature, avec tout ce qu’elle représente, c’est à l’université.

L’écrivain en tout cas dont je me suis toujours senti le plus proche, depuis ma plus tendre enfance, et qui m’a réellement marqué très jeune, c’est Verlaine, et beaucoup plus tard Apollinaire, deux poètes auxquels on a bien voulu quelquefois me comparer…

Par la suite, j’ai beaucoup lu. Je lis aujourd’hui encore de plus en plus, de façon obsessionnelle, presque névrotique… Et plus ça va, plus je me rends compte de mes lacunes.

Une chose importante qui m’a influencé dans l’écriture de mes poèmes, c’est la chanson dite populaire. Je pense que Françoise Hardy m’a autant inspiré que Verlaine, parce que c’était ça que j’écoutais et qui me parlait. Puis après, des chanteurs dits à texte comme Brel, Brassens, Barbara, Ferré… Ça me parlait parce que je baignais là-dedans, parce que c’était ma culture, mais en même temps, je savais que ce n’était pas moi, que ce n’était pas ça non plus.

J’ai énormément écrit de poésie, j’en ai publié peu, en fait, par rapport à tout ce que j’ai pu écrire.

 

— Vous n’en écrivez plus ?

Non. Depuis longtemps. C’est un phénomène que je ne m’explique pas. Plus exactement, j’ai une explication, mais elle peut sembler curieuse. J’assimile à la fois l’écriture du journal et le travail éditorial à une forme de suicide. Il y a eu chez moi une sorte de prise de conscience interne par rapport au fait qu’en poésie, à un moment donné, on ne peut pas aller plus loin que le plus loin où on est allé, à moins d’en mourir… et que, parallèlement, tout le monde s’en fout ! En outre, pour moi, c’était inconcevable de faire une carrière dans la poésie, comme un fonctionnaire.

Du coup, il y a eu là une sorte de vide, de trou, que peut-être, d’une certaine façon, le journal est venu combler.

Là, aujourd’hui, si je n’écrivais pas mon journal, je ne pourrais pas vivre. Cela m’est vraiment totalement indispensable. C’est une gymnastique, une méditation, un mantra, un contact permanent avec l’écriture. D’ailleurs, peu importe ce que j’écris, je me dis après tout que je n’écris pas n’importe quoi mais j’essaie en même temps d’écrire sans aucune contrainte. Je ne veux être prisonnier de rien.

 

— Êtes-vous un grand lecteur des journaux des autres ?

J’en ai lu et j’en lis, en effet, beaucoup. Notamment ceux de Stendhal, évidemment, Benjamin Constant – dont on retrouve une citation en exergue de mon roman –, les Goncourt, Casanova… même si ce sont des Mémoires. Aussi, Léautaud, Jules Renard… J’ai lu beaucoup de correspondances également. Cette année, j’ai lu toute celle de Céline. Et publié celle de Strindberg !

 

— Et parmi les contemporains, à part Matzneff ?

J’ai beaucoup lu Charles Juliet à une époque. Aussi Jean-René Huguenin, Joël Bousquet, Serge Rezvani, Renaud Camus, Hervé Guibert, Bernard Delvaille… Roland Jaccard, bien entendu, que j’ai publié. Dominique Noguez, quand il en donne des fragments en revues. Je lis surtout des gens que je connais et que je rencontre, parce que ça m’intéresse de voir sous quel jour ils s’expriment dans l’intime.

Je me fixe des objectifs de lecture, indépendamment des livres d’amis ou de relations qui m’envoient leur production et de tout ce que je lis pour l’édition. Le prochain livre qu’il faut que je lise, c’est Don Quichotte. Je ne l’ai jamais lu… ce qui est une aberration pour qui prétend écrire des romans. Et il n’y a pas que les romans dans la vie, il y a la vie aussi.

 

— Directeur littéraire chez Zulma, vous venez de monter un label qui va publier quelques livres par an.

L’idée, pour le démarrage, c’est de publier de nouveaux auteurs, jeunes si possible, de littérature française. En pensant que, sous un label autonome, ce sera peut-être plus facile à défendre. Je n’en sais rien. C’est une autre façon d’aborder la publication, pour voir ce qu’il se passe, pour rompre la routine et tenter autre chose, un peu différemment.

Ce dont on se rend compte, quand on fait de l’édition, c’est qu’indépendamment des qualités intrinsèques d’un manuscrit, il peut y avoir beaucoup d’autres raisons pour lesquelles on choisit, ou non, de le publier. Et c’est vrai qu’avec ce label, j’ai l’impression de rajeunir, de repartir à zéro. Même si je ne repars pas réellement à zéro, mais il y a un peu de ça, dans la prise de risque.

 




Propos recueillis par Joseph Vebret

(Mars 2011)

 

Serge Safran, Le Voyage du poète à Paris, Éditions Léo Scheer, mars 2011, 162 p., 17 €

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