"C'était notre terre", Mathieu Belezi donne vie à Montaigne, vaste propriété agricole dans l'Algérie française
Quatre
année de travail pour un écrivain sans compromission et sans doute le
plus beau roman de l'automne. Mathieu Belezi, l'homme calme, laisse
exploser sa profonde colère et, par un lyrisme incroyable et captivant,
offre un don littéraire aux temps si pauvres.
La longue chute d'une famille de grands colons déposés par l'Etat français en terre kabyle, sans autre justification que ce mandat administratif signé d'un envahisseur et qui donne beaucoup de droit sur les indigènes. Beaucoup trop, et si l'indigène courbe l'échine, devant les armes et la morgue, il garde tout en lui et va exploser, plus tard, avec une violence d'autant plus terrible que tous ces déplacés n'auront pas su lire dans le vent de l'Histoire les signes ou, simplement, n'auront pas admis que la violence faite aux natifs pouvait durer indéfiniment. Vécus avec autant de stupeurs que d'incompréhension, les « événements » qui deviendront dans l'Histoire la Guerre d'Algérie sont là, petites anecdotes anodines comme ces indigènes que l'on déloge du café pour s'y installer, tout naturellement, comme ces plages interdites aux chiens et aux arabes... L'Occidental, venu apporter la « civilisation » ne peut porter que les odeurs de la mort, parce qu'il est essentiellement destructeur.
On l'aura compris, C'était notre terre n'est pas un roman sur la guerre d'Algérie, ni un témoignage (pas de biographisme dans la littérature selon Mathieu Belezi), mais, sans la moindre concession, c'est la chronique d'une défaite annoncée… C'est aussi un acte fort, portée par une écriture incroyablement retorse et pourtant si envoutante, celui d'un écrivain qui dit l'indicible. La littérature n'est rien si elle ne regarde pas fixement le Soleil ou la Mort de Pascal. La Littérature vient de s'enrichir d'un grand moment.
Loïc Di Stefano
(1) Le sujet est loin d'être clôt, mais il est toujours douloureux de voir l'opprimé stigmatiser le monstre qui l'a fait souffrir et s'en prendre à son tour, de la même manière, à une autre victime. La France, libérée du joug allemand, s'en prend à ses colonies... sujet récurrent dans le roman noir, ce schéma conducteur mérite d'être étudié à l'échelle des nations...
Plusieurs
voix racontent, ou se racontent, la vie à Montaigne, vaste propriété
agricole dans l'Algérie française. La première voix est celle du
souvenir, revenu en France, puis la seconde du ressentiment. Puis celle
du pater familias dur pour les
siens comme pour ses gens. Puis celle, finale et sans doute la plus
difficile à entendre, de Fatima, la servante attachée à la famille dont
le destin et la révolte personnelle va coïncider avec l'Histoire. Rien
n'est simple, il ne s'agit pas de paysans de la Beauce dont les origines
se mêlent à leur terre jusque dans la nuit des temps, mais de colons,
donc d'occupants. 1962, tout explose, le génie
français réinvente la torture et théorise la guerre urbaine, les
généraux font le putsch, mais à moins d'anéantir tout un peuple dans un
plus ou moins lent génocide (1), il faudra perdre ce qui ne peut être
gagné. Là n'est pas le drame, là n'est pas le sujet de Mathieu Belezi.
Ce à quoi il s'attache, c'est à l'aveuglement de chacun, de chaque
génération, face à l'inéluctable de cette fin de règne. Belezi ne
raconte rien que le double chemin de la colère qui n'en peut plus de se
retenir et de la morgue qui s'aveugle toujours plus, même sans
méchanceté, avec cet affreux bon fond du colon pour ses bons nègres...
Plusieurs
voix, plusieurs générations, pour un seul souvenir, celui de la terre
des colons venus s'implanter en Kabylie. Si le domaine de Montaigne,
très vaste et riche exploitation (le mot est choisi à dessein)
agricole est fictif, malgré tout l'art d'une écriture qui lui donne vie
si intensément et dans la justesse de petits détails, son emplacement
n'est pas anodin : c'est sur ces terres, entre Alger et Oran, que
l'armée française d'occupation a commis ses pires exactions, comme des enfumages
collectifs, des centaines de personnes parquées au fond d'une grotte et
tuées ainsi, avant les événements de Sétif, autres chambres à gaz...
Mais ce ne sont pas les hommes qui parlent, c'est, par leurs voix, par
la polyphonie parfois discordante de leurs expériences et de leurs
souvenirs, la terre, celle-là même qu'ils croient leur, qui exprime tout
de sa diversité et de son irritation en s'incarnant dans chacun d'eux.
S'il y a plusieurs voix dans ce magnifique roman, c'est pour exprimer la
diversité mais aussi, tristement, la même chose, la même leçon : les
hommes n'apprennent pas, ne comprennent pas.
La longue chute d'une famille de grands colons déposés par l'Etat français en terre kabyle, sans autre justification que ce mandat administratif signé d'un envahisseur et qui donne beaucoup de droit sur les indigènes. Beaucoup trop, et si l'indigène courbe l'échine, devant les armes et la morgue, il garde tout en lui et va exploser, plus tard, avec une violence d'autant plus terrible que tous ces déplacés n'auront pas su lire dans le vent de l'Histoire les signes ou, simplement, n'auront pas admis que la violence faite aux natifs pouvait durer indéfiniment. Vécus avec autant de stupeurs que d'incompréhension, les « événements » qui deviendront dans l'Histoire la Guerre d'Algérie sont là, petites anecdotes anodines comme ces indigènes que l'on déloge du café pour s'y installer, tout naturellement, comme ces plages interdites aux chiens et aux arabes... L'Occidental, venu apporter la « civilisation » ne peut porter que les odeurs de la mort, parce qu'il est essentiellement destructeur.
C'était notre terre
est, au sens propre, un roman politique, et si son auteur aime à citer
Noam Chomski, ce n'est sans doute pas gratuit. Un roman qui prend pied
dans le débat des bouches closes, et qui délicatement, avec une
puissance littéraire assez rare de nos jours pour qu'on aille plutôt
chercher du côté de Julien Gracq (pour la phrase et cette puissance particulière qui emporte les barrages les plus réfractaires) ou Gabriel Garcia Marquez (pour
le côté réalisme magique de la saga qui s'impose et forme le creuset de
sa propre réalité, avec ce souvenir peut-être d'une terre qui raconte
son histoire par la voix des générations successives) ou William Faulkner (sans doute ce réalisme américain, surtout des premiers romans, est-il la grande source de Belezi).
Un roman politique parce qu'il met la nature même du colon en débat,
parce qu'il montre par petites touches fondues dans un décor et une
aventure familiale, que l'oppression existe et sourd, que la nature
foncière du colon est d'être un dominateur raciste. C'est l'Algérie
française, ce n'est pas la France (tout comme l'on parle d'afro-américain et non d'Américain d'origine africaine, comme pour distinguer des sous-classes...), c'est la Civilisation qui porte son fer pour marquer ces « grands enfants » qu'il faut bien punir un peu, pour leur bien...
On l'aura compris, C'était notre terre n'est pas un roman sur la guerre d'Algérie, ni un témoignage (pas de biographisme dans la littérature selon Mathieu Belezi), mais, sans la moindre concession, c'est la chronique d'une défaite annoncée… C'est aussi un acte fort, portée par une écriture incroyablement retorse et pourtant si envoutante, celui d'un écrivain qui dit l'indicible. La littérature n'est rien si elle ne regarde pas fixement le Soleil ou la Mort de Pascal. La Littérature vient de s'enrichir d'un grand moment.
Loïc Di Stefano
(1) Le sujet est loin d'être clôt, mais il est toujours douloureux de voir l'opprimé stigmatiser le monstre qui l'a fait souffrir et s'en prendre à son tour, de la même manière, à une autre victime. La France, libérée du joug allemand, s'en prend à ses colonies... sujet récurrent dans le roman noir, ce schéma conducteur mérite d'être étudié à l'échelle des nations...
Mathieu Belezi, C'était notre terre, Albin Michel, août 2008, 475, 22 €
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