Interview - Cécilia Dutter : « Un recommencement n’est pas un commencement »

Noël 2004. Romane vient d’avoir quarante ans et ne supporte plus sa vie. Entre un mari qu’elle n’aime plus et une fille qui ne l’aime pas, elle s’enlise. Lors d’un voyage professionnel en Thaïlande, elle est happée par le tsunami, mais en réchappe miraculeusement. La possibilité d’être une autre se présente brusquement à elle : elle la saisit pour réinventer sa vie et la reconstruire au plus près de sa vérité.

 

 

— Après Et que le désir soit, essai épistolaire coécrit avec Joël Schmidt dans lequel vous parlez de cet élan universel qui emporte l’homme et anime de bout en bout son existence, vous abordez dans ce roman des thèmes plus sombres : la crise de la quarantaine, la difficulté à connaître ceux à côté desquels on vit, le renoncement, l’effritement du désir…

Oui, le milieu de la vie débouche souvent sur une crise existentielle. Elle est plus ou moins marquée selon les gens, mais c’est toujours, je crois, l’heure d’un premier bilan et, parfois, de certaines remises en cause. L’occasion de s’interroger sur son propre désir. Suis-je heureux ou heureuse dans la vie que j’ai construite ? Suis-je encore habité(e) par le désir d’avancer, d’aimer ?

Romane Bréjeance, mon héroïne, a un mari, une fille adolescente, un bon job, une existence confortable et bourgeoise a priori plutôt enviable. Mais la réalité est plus mitigée. Son couple est à la dérive, mère et fille sont en conflit, son travail ne comble pas ses aspirations profondes… Elle a répondu aux impératifs sociaux de la femme moderne et couru après un bonheur conventionnel, mais elle est tout simplement passée à côté de l’essentiel : le bonheur d’être soi.

 

— C’est pourquoi elle décide de disparaître pour tout recommencer ?

Je ne crois pas qu’il s’agisse véritablement d’une décision de sa part. Elle se trouve en Thaïlande pour affaires quand elle est happée par le tsunami de 2004. Elle en réchappe de justesse. Elle voit alors dans cet accident climatique l’occasion d’un « redépart ». Après une catastrophe naturelle, tant de corps ne sont jamais retrouvés. Ces circonstances dramatiques lui permettent de se faire passer pour morte et de disparaître aux yeux des siens. Voilà, j’ai eu envie de raconter l’histoire de cette femme qui s’empare du hasard pour en faire un destin. Son destin.

 

— Non seulement elle se fait passer pour morte, mais elle endosse l’identité d’une autre, n’est-ce pas ?

Oui, d’une autre femme du même âge qui, elle, n’a pas survécu au cataclysme. Rien n’est calculé. Il faut repenser au chaos qu’a provoqué le tsunami. Les milliers de morts, les cadavres qui gisent partout, les lieux dévastés, le dénuement des survivants, les secours qui peinent à se mettre en place. Encore une fois, ces circonstances exceptionnelles fournissent un cadre à sa fuite, mais cette fuite n’a pas été préméditée.


© Éric Garault


— Commence alors pour elle une nouvelle vie.

Une nouvelle vie ou plutôt une survie, au début. Les conditions sont très difficiles. Du fait du chaos ambiant, de l’atmosphère terriblement lourde qui règne dans le pays à ce moment-là. Cette femme est dans un dénuement extrême. Matériellement, elle n’a plus rien. Psychologiquement, elle a décidé de faire table rase de son passé. Sa seule richesse n’est autre qu’elle-même. Elle n’a qu’une seule solution pour s’en sortir : puiser en elle la force de se reconstruire. Et cette force, elle découvre qu’elle l’a. Elle va l’affermir peu à peu, en ne se détournant plus comme avant de ce qu’elle est, mais au contraire en osant se confronter à sa vérité propre.

 

— On la suit pas à pas. Elle sera d’abord serveuse dans un bar louche de Phuket, cuisinière clandestine sur un cargo en partance pour l’Australie, puis elle se retrouvera un temps emprisonnée à Bandyup près de Perth… C’est vraiment l’aventure !

Elle mène une existence aux antipodes de la vie bourgeoise qu’elle avait en France. Elle vit dans la précarité de l’instant, sans aucune protection. L’aisance financière, le statut social, le confort affectif de la vie conjugale, tous ces repères n’existent plus. La liberté est à ce prix…

 

— Il y a un autre prix à payer : la culpabilité dont elle est habitée.

La décision qu’elle a prise est d’une radicalité absolue. Si l’on peut comprendre qu’elle quitte un mari qu’elle n’aime plus, en choisissant de disparaître, elle abandonne aussi sa fille, Elsa, ce qui est beaucoup plus difficile à défendre. Mais, sans légitimer le choix de mon héroïne, on peut essayer de le comprendre. Romane s’entend très mal avec cette adolescente. Entre elles, la communication ne passe plus depuis longtemps. Elle a constamment l’impression d’être face à un mur de reproches. Elle pense qu’Elsa ne l’aime pas. Et ne sait plus lui dire combien personnellement, elle l’aime. Dans le fond, disparaître, c’est libérer sa fille de sa présence en la laissant aux seuls soins de son père qu’elle adore. C’est la seule preuve d’amour qu’elle ait trouvée. Cela n’exclut pas la culpabilité. Elle n’en fera pas l’économie. Vous avez raison, c’est un lourd tribut à payer. C’est justement ce tribut qui continuera de la relier à un passé qu’elle souhaiterait pourtant effacer.

Sans doute aussi est-elle marquée par sa propre histoire : une jeunesse que l’on découvre très lourde. Son père a quitté très tôt le domicile familial, elle a vécu auprès d’une mère dépressive qui a fait plusieurs tentatives de suicide avant qu’une énième ne l’emporte. On peut voir dans la décision de Romane-Estelle de disparaître et d’abandonner les siens, inconsciemment, une forme de continuité du roman familial, de répétition…

 

— Vous parlez du manque d’amour qu’elle ressent dans son ancienne vie. L’amour est au contraire très présent dans sa nouvelle existence.

Elle le rencontre sous différentes formes tout au long de son parcours. L’amour-fraternité dans l’amitié et l’entraide, l’amour-fulgurance dans l’éclair du désir charnel, et finalement l’amour-construction, lorsqu’elle rencontre le nouvel homme de sa vie. Son cheminement lui fait prendre conscience que seul l’amour est capable de donner sa vraie perspective à l’existence. Plus elle s’ouvre à elle-même et plus elle s’ouvre aux autres. Elle apprend à s’aimer et à aimer.

 

— J’aime cette dimension spirituelle sous-jacente de votre roman.

Je pense que cet ouvrage est une continuité, sur le plan romanesque, de la réflexion sur la quête de soi que j’ai menée dans mon essai biographique sur Etty Hillesum, comme dans l’ouvrage sur le désir que vous évoquiez au début de notre entretien. Comment demeurer au plus près de sa vérité intérieure afin d’être en harmonie avec le désir de vie et l’élan majeur qui nous anime ? Je crois qu’en trouvant cette vérité, on entre en communion avec une vérité que je dirais divine, car je suis croyante, mais que l’on pourrait tout aussi bien qualifier d’universelle, au sens des philosophies bouddhiste ou taoïste, c’est-à-dire au sens d’osmose avec le flux essentiel.

En France, Romane a tout, mais elle vit à côté d’elle-même, donc à côté de la Vie majuscule. En disparaissant, elle se dépouille de ce tout matériel et affectif. Ce n’est qu’une fois nue face à l’existence qu’elle pourra se laisser traverser par son souffle et communier avec lui. Mais ce sera un long chemin.

 

— C’est ce long chemin qui la mène vers Antoine, ce Français installé en Australie…

… avec lequel elle va refaire sa vie, mais en lui mentant sur son identité et son passé. Or, peut-on construire une existence sur un leurre ? Et si oui, quel est le sens d’une vie bâtie sur le mensonge ? Si la question de la vérité se pose vis-à-vis de soi-même, elle se pose bien sûr vis-à-vis des autres. De surcroît quand l’autre est le nouvel homme de sa vie.

 

— Le passé vous rattrape toujours d’une manière ou d’une autre. Est-ce ce que vous avez voulu signifier la fin, bouleversante et inattendue, du roman ?

On ne peut évidemment pas gommer son histoire. Un recommencement n’est pas un commencement. Qu’on le veuille ou non, la nouvelle construction s’emboîte dans l’ancienne. À quarante ans, on peut dire au revoir à sa première moitié de vie, on a même le devoir de lui dire adieu si elle nous a éloignés de nous-mêmes, mais repartir de zéro me semble une utopie.


Propos recueillis par Stéphanie des Horts

(Avril 2012)

 

 

LAME DE FOND, Cécilia Dutter, Éditions Albin Michel, mars 2012, 219 p., 16 €


NB : Cécilia Dutter fait partie de l'équipe rédactionnele du Salon Littéraire


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