Avec "Typhus" Jean-Paul Sartre scénarise un homme déchu, Yves Allégret en fera "Les Orgueilleux" en 1953

Sartre aura depuis sa plus tendre enfance été un passionné de cinéma. Mais, en même temps, sa relation a été pour le moins malheureuse dès qu'il s'est agit d'écrire pour le cinéma : incompréhension de cet art qu'il relègue comme faire-valoir de la littérature ou du théâtre dans une acception assez datée, incompatibilité, et surtout un impossible transfert des idée du philosophe sur écran, ce qui l'a conduit à plusieurs déconvenues et pas mal d'amertume. Typhus, inédit en l'état jusqu'à ce jour, relève de ce rapport malheureux de l'écriture sartrienne dans sa relation au cinéma.

Si Sartre a demandé à ce que son nom ne figure pas au générique, comme il l'a aussi fait avec son Scénario Freud, c'est essentiellement parce qu'il n'y retrouvait pas sa propre ambition de poser un regard froid sur un homme déchu dans un monde barbare. La transposition de l'intrigue initiale de Malaisie au Mexique n'est que la partie congrue de cette frustration, qui faisait que Sartre ne se reconnaissait pas dans le film d'Allégret (1). Mais l'intrigue en elle-même reste assez simple : une belle femme attérit dans un village isolé avec son mari malade, qui meurt très vite, fait se propager une épidémie et contraint sa veuve à fréquenter un monde très loin de ses propres réalités. Dans le même temps, une manière de cloporte survivant à lui-même par l'alcool — ancien médecin qui serait à l'origine de la mort de sa femme —, entre dans son monde. Et ces deux néants, s'ils ne s'aident pas à forger un monde nouveau, vont s'arcbouter l'un à l'autre pour continuer le chemin douloureux de la vie. La fin du film, qui aurait pu être à n'importe quel autre moment et qui ne propose rien (2) est aussi un moyen astucieux d'appuyer sur le style réel du film qui ne serait, en fin de compte, qu'un moment de la vie des deux égarés. A cet égard, le titre de Sartre est plus parlant que celui d'Allégret, car c'est la maladie (Typhus) et non une sorte de force à survivre qui n'existe pas (Les Orgueilleux) qui est le centre du scénario, c'est l'actant essentiel qui dirige les personnages, balotés sans force sinon celle de se maintenir. C'est, avouons-le, une vision de la vie bien morne, mais au moins c'est un signe de la pensée sartrienne. D'ailleurs, la belle femme du film est une chanteuse médiocre dans le scénario, la vie mexicaine est en Malaisie, l'ivrogne est indicateur pour la police chez Sartre et rien d'autre qu'une loque chez Allégret, autant dire que, comme de Pretty woman à Quelques jours avec moi (3), tout a été lissé pour plaire au plus grand nombre. Raté ! le film n'aura pas de succès, ni à sa sortie ni au cinéclub…

Pour ce qu regarde la courte préface, qui nous apprend rien de plus que l'éclairage de Michel Contat et Michel Rybalka dans Les Ecrits de Sartre (4), elle n'est finalement là que pour prouver la mauvaise foi des héritiers : non, ce scénario n'a pas été conçu comme un acte de résistance, non la firme Pathé n'a pas senti dès 1943 la fin de la Collaboration… Pourquoi d'ailleurs masquer la vérité et tenter de changer des faits connus de tous ? Sartre a écrit Typhus comme Les Mains sales, comme d'autres textes, pour donner une matérialité au visqueux, sans ce soucier dans ces écrits de transposition philosophique du réel et des contingences de l'époque. Quelle bêtise que de vouloir justifier une œuvre forte en s'échinant à montrer le contraire. 

Voici donc une pièce mineure qui vient compléter le portrait de Jean-Paul Sartre scénariste et cinéphile. A réserver aux connaisseurs, qui y trouveront, quant à eux, de quoi contenter leur attentes.

Loïc Di Stefano


(1) Typhus a été réalisé par Yves Allégret sous le titre Les Orgueilleux, en 1953, scénario de Jean Aurenche et Yves Allégret d'après le scénario original de Jean-Paul Sartre, la première a eu lieu le 5 novembre 1953. La distribution prestigieuse n'emporte pas l'adhésion d'un film qui reste lent et mal interprêté : Michèle Morgan est froide et déplacée, Gérard Philipe surjoue trop mal l'alcoolique…

(2) Souvenir de Flaubert pour qui la volonté de conclure à tout prix est une sottise…

(3) En effet, prenez un pauvre type fils de l'industrie qui débarque dans une province inconnue, rencontre une belle serveurse et passe quelques jours avec elle dans un appartement loué. Elle finira par retourner à sa vie médiocre mais se souviendra de lui. Ça, c'est le film de Claude Sautet, Quelques jours avec moi. La dessus, baissez le niveau de la fille (devenue prostituée) et montez celui du monsieur (devenue grand patron d'industrie), avec une fin heureuse (ils se marièrent…) dans une Amérique glamour des années fric et vous obtenez Pretty woman

(4) Les Ecrits de Sartre, chronologie et bibliographie commentée, Gallimard, 1980, 745 pages.


Jean-Paul Sartre, Typhus, édition établie et présentée par Arlette Elkaïm-Sartre, Gallimard, mai 2007, 199 pages, 17,50 € 

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