Jacques Perry laisse libre court à toutes ses "Fringales" dans cette variation sur l'amour monstre

Retiré de l’agitation du monde dans une cabane au fond des bois, le narrateur mène une vie lente et faite de rien, comme s’il voulait s’abstraire du réels'ôter volontairement des facultés de vivre et demeurer en suspend. Il se voit comme un être double, corporel et spirituel, avec pour vraie frontière la trappe du grenier :  son esprit vit à l’étage quand le corps reste en bas, et l’esprit qui va peu à peu perdre de sa superbe dénigre le corps enkysté de lassitude, le tout dans une mise en scène duelle assez réussie qui évite les pièges de la schizophrénie facile. C’est une lutte pour la vie, une naissance, que cette Fringales, ce grand appétit d’amour qui va rendre au corps sa justification : on apprend de manière subreptice que l’esprit devait être celui d’un lettré, professeur peut-être, trop altier pour admettre la nécessité d’un corps… 

« Les choses de la vie n’ont plus d’importance, j’écoute et j’entends des sons inorganisés, je capte les variations de lumière, le temps ne compte pas […] »

Mais, par force de nécessité, c’est le corps qui commande et doit se nourrir, croiser des vivants, alors il se rend au lieu qui centralise tout cela, le supermarché de l’orée du bois, dans les stocks duquel il trouve de quoi subsister. Jusqu’au moment où il croise celle qui sera sa muse, sa nourricière et son amante, Anna, qu’il rencontre à chaque fois selon le même rituel silencieux : elle  vient vers lui, chargée de provision, se donne à lui et s’en va.

Anna n’est pas une beauté, c’est une pure volupté qui va redonner sens à la vie du narrateur, le faire, littéralement, sortir du bois. Pourtant, même s’il stigmatise une certaine laideur — grand front, grandes oreilles, corps bizarrement fait —, sa jeunesse et cette offrande d’elle-même aussi improbable que magnifique en fait un être extraordinaire, magique, qui prend dans l’écriture de ce roman une place de plus en plus imposante, faite de nécessité et de désirs, comme un don :

« Moi que toute personne extérieure dérangeait si fort, moi qui m’étais retiré dans ce bois pour échapper à tout et à tous, j’avais suscité cette Anna comme une pure nécessité et ses apparitions me comblaient : elle m’apportait la vie. »  /  « Le monde extérieur se réduisait à elle. »

Cette étrange liaison, à laquelle vont se mêler quelques personnages secondaires comme éléments du réel vite mis de côté cependant (le père de la jeune fille, son supposé amant le vigile du supermarché, le postier...), donne le style même de ce roman envoûtant, à la fois simple et très profond, qui distille un mystère. Qu'est-ce, finalement, que cette relation purement sexuelle entre un laideron et un ermite, sinon, hors de toute socialisation des êtres, l'essence même de l'amour, cet appétit de vivre, cette fringale populaire ? Par une écriture qui insinue et n'impose rien, sinon à l'imagination du lecteur volontiers pris, Jacques Perry parvient à nous glisser petit à petit dans un monde décallé dont on ne sort qu'avec peine tant les fils qui se nouent lentement sont bien tissés. Une variation sur l'amour monstre très prenante.

Loïc Di Stefano

Jacques Perry, Fringales, Le Rocher, août 2006, 131 pages, 17,90 € 

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