En attendant Gohar avec les "Œuvres complètes - Tome I" d'Albert Cossery
La publication de ses oeuvres complètes vaut à Albert Cossery le Grand Prix Poncetton 2005.
Godot aurait donc un frère sémite ? Sans nul doute. Un frère à l’exact reflet du célèbre absent que l’on n’a jamais vu mais qui permet d’être encore plus présent dans le cœur des hommes en leur ouvrant les portes de la conscience du monde. Gohar, lui, est bien là, physiquement, il tient son rang et donne l’imprimatur à Albert Cossery, son créateur : le héros de Mendiants et orgueilleux porte en lui la réflexion maîtresse de l’écrivain égyptien. Car si Albert Cossery est une figure emblématique de la littérature française, il n’est pas français, même s’il écrit dans la langue de Molière depuis toujours, même s’il habite à Paris depuis 1945, dans la même petite chambre d’un hôtel de Saint-Germain-des- Près qui le vit débarquer avec sa valisette un matin d’après-guerre. Notre philosophe applique à la lettre la maxime de son œuvre : ne pas devenir l’esclave des biens matériels. Ne pas être complice du déclin social de nos sociétés. Ainsi il opposera toujours l’humour et la dérision aux nantis et autres corrompus qui se sont arrogés tous les pouvoirs.
Albert Cossery est donc né dans l’Égypte des années 1920 à la glorieuse époque du roi Farouk, dans une famille de propriétaires terriens, oisifs cultivés qui s’adonnaient à la poésie et qui lui ont ouvert les portes de l’enseignement en le confiant à une école catholique française. Il y a appris le goût de l’écriture à laquelle il s’adonne un petit peu tous les jours : avec un Bic, il écrit quelques lignes seulement, et se laisse ensuite porter jusqu’au lendemain... Il vit dans les livres à qui il reconnaît devoir tout son savoir. Et lorsque l’on ouvre l’un de ses ouvrages, l’on comprend tout de suite ce qu’il veut dire : sa maîtrise de la langue, du rythme et de la musique en font un écrivain d’une rare qualité. Peu prolixe, mais si raffiné, Albert Cossery est devenu un mythe en écrivant toujours la même histoire, celle des petites gens de l’Égypte des années 30 (sauf dans les deux derniers livres), mais avec un tel degré de perfection et de détails, qu’il rappelle l’un de ses pairs, le prix Nobel égyptien - arabisant, lui - Naguib Mahfouz, pour sa verve et le scintillement de ses personnages qui parviennent à proférer des incendies dans la plus pure tradition des poètes interdits.
Pourquoi vouloir changer un monde qui l’indiffère, se dit Gohar, alors qu’il peut vivre en paix dans un sommeil léthargique, accompagné des vapeurs des stupéfiants qui apportent réconfort et bien-être ? Albert Cossery n’est pas loin de tendre vers ce style de vie, il est donc bien un diable des mots qui aura martelé durant toute sa vie l’idée simple du bonheur possible loin des idéaux matériels dans la recherche du calme et de l’harmonie inventée. Sans doute Durrell, et surtout Camus à qui il doit sa première publication, sont-ils devenus ses amis car ils ont su percevoir dans l’instant la grâce inachevée de cet homme solitaire qui écrivait non pas, comme il le dit, parce qu’il ne sait faire que cela, mais parce que l’anime une nécessité vitale de transcrire, de traduire le feu qui lui glace les veines...
Le lectorat d’Albert Cossery regroupe en grande majorité des jeunes gens, de ceux qui refusent la pensée unique ou l’esclavage à venir dans les grandes sociétés du CAC 40. De mythe, Albert Cossery deviendra l’icône des générations qui disent "non", des générations qui affrontent, de tout ce monde silencieux qui ne demande qu’à vivre en paix loin de la paranoïa ambiante pesant sur le moral des gens de bonne volonté. Pour oublier le monde qui se meurt, lire Albert Cossery, c’est recouvrer les idéaux de l’adolescence et l’amour bohème, c’est se rafraîchir l’âme avec une musique envoûtante qui permet de traverser les pires cauchemars car l’on sait qu’au bout du voyage, la plénitude ouvrira une autre voie, un refuge, une part de soi-même que rien ni personne ne vous prendra car elle est tapie bien au chaud, dans un petit coin de votre cœur...
Après avoir obtenu, en 1990, le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, voici qu’à l’occasion de la réédition de ses œuvres complètes - avec le petit dernier paru en 1999 - c’est la SGDL qui le couronne avec le Grand Prix Poncetton 2005. On ne remerciera jamais assez Joëlle Losfeld d’avoir repris à son compte toute la production d’Albert Cossery et de l’avoir rééditée dans son entier, régulièrement, depuis plus de dix ans. Une occasion supplémentaire de se pencher derechef sur ces écrits subversifs qui ne sont pas sans rappeler un certain cynisme anglo-saxon cher à Oscar Wilde. Car, tout en étant le reflet de Godot, Gohar est tout aussi bien le jumeau noir de Dorian Gray - parabole extraordinaire de la recherche d’absolu dans l’ascèse. Beckett, Wilde et Cossery ne seraient-ils pas, en fin de compte, nos trois mousquetaires du déni d’imposture ?
Ne leur devons-nous pas une absolue révérence pour le courage qu’ils ont eu d’imposer la lumière sur l’authentique mal qui ronge l’Homme au-delà du possible ? Nous qui continuons à gober la lutte contre le terrorisme, l’impériale nécessité de l’économie de marché, la lutte des classes ou le confessionalisme exacerbé, n’avons-nous pas encore compris que le monde tel qu’on nous l’impose est entièrement bâti sur le mensonge ? Alors que la vérité est réellement ailleurs... et l’homme moderne doit lutter contre l’angoisse infinie qui le ronge car il participe à ce monde.
Gohar était un émérite professeur d’université, mais le jour où il comprit son erreur, il plaqua tout et alla vivre dans le quartier indigène, avec les plus pauvres des pauvres, dans une somnolence béate, avec comme seul compagnon la drogue et un pauvre hère qui psalmodie des poèmes. Gohar n’en pouvait plus de cet univers absurde,[...] seulement régi par la plus abominable bande de gredins qui eût jamais souillé le sol de la planète. En vérité, ce monde était d’une cruelle simplicité : [...] le moindre texte de l’histoire ancienne ou moderne regorgeait de mille mensonges. L’histoire ! Qu’on pût travestir l’histoire, passe encore. Mais la géographie ! Comment pouvait-on mentir au sujet de la géographie ? Eh bien, ils étaient parvenus à dénaturer l’harmonie du globe terrestre, en y traçant des frontières tellement fantastiques et arbitraires qu’elles changeaient d’une année sur l’autre. [...] Une telle accumulation de mensonges ne pouvait que donner naissance à la plus entière confusion. Et le résultat était une angoisse à la mesure du monde. Gohar savait maintenant qu’elle n’était pas une fatalité inhérente à la condition humaine, mais qu’elle était provoquée par une volonté délibérée, la volonté de certaines puissances qui avaient toujours combattu la clarté et la simple raison. Ces puissances considéraient les idées simples comme leurs plus mortelles ennemies. Car elles ne pouvaient prospérer que dans l’obscurantisme et le chaos ! Aussi s’ingéniaient-elles par tous les moyens à présenter les faits sous les apparences les plus contradictoires, et les plus propres à accréditer la notion d’un univers absurde, dans le seul dessein de perpétuer leur domination.
des tourbillons de poussière qui aveuglent, de la poussière qu’on respire, qu’on avale toujours et partout ; de la sueur, qui vous noie avec son eau tiède, dégouline le long de votre peau et fait vos vêtements les plus légers, insoutenables, poisseux, jusqu’à vous donner envie de mourir.
De nouveau enclin à la parabole, Cossery dénonce une société qui va de plus en plus mal au point qu’un jour le ciel nous tombera sur la tête - comme le craint le célèbre Gaulois de Goscinny - en dessinant les vies des habitants d’une masure branlante qui attendent, stoïques, que le toit s’écroule sur eux... Plongés dans la crainte d’un tel épilogue, les locataires scrutent une énorme fissure qui s’étend de jour en jour, et en oublieraient presque de porter leur courroux vers l’infâme Khalil, le propriétaire, qui se refuse aux moindres travaux. Les femmes s’invectivent pendant que les hommes paraissent et tentent de subvenir aux besoins de la famille.
Comme une mort, non aux trousses, mais suspendue dans l’éther des nuits sans fin, les voisins connaissent leur sort et, fatalistes, l’envient presque pour que cesse ce froid hivernal qui glace les membres nus et la faim qui cingle les sens.
Lire aussi la chronique consacrée au tome II.
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