Albert Cossery, "Œuvres complètes - Tome II" : l’aristocrate du renoncement

La publication de ses oeuvres complètes vaut à Albert Cossery le Grand Prix Poncetton 2005. Ce second tome est un enchantement.


Ce deuxième tome des Œuvres complètes - couronnées par la SGDL avec le Grand Prix Poncetton 2005 - est un réel enchantement : la plume d’Albert Cossery s’y dévoile encore plus cinglante et tout aussi drôle. Rien ne stoppe l’écrivain égyptien dans sa volonté de stigmatiser la dégringolade de la société prise en otage par le conglomérat des voleurs et des menteurs.
Subversif à souhait, Albert Cossery dénonce dans un grand éclat de rire les travers de ses contemporains... à commencer par sa propre famille...


Les fainéants dans la vallée fertile (Première parution : Domat, Paris, 1948)
Il est fort probable qu’Albert Cossery se soit inspiré de sa famille pour nous décrire cette maison bourgeoise où la principale activité demeure... le sommeil. 
C’était l’heure sacrée de la sieste ; la maison était silencieuse, comme enfouie au fond même du silence. [...] Rafik, étendu sur son lit, ne dormait pas. Les yeux grands ouverts dans la pénombre, il veillait avec un soin méticuleux, s’épuisait dans une lutte inégale contre la torpeur. 


Voilà un art de vivre pour le moins équivoque : la paresse ainsi affichée aux yeux de tous relève de la plus simple subversion. Dormir pour prolonger l’ennui, se réfugier loin du monde, afficher sa morgue. Jusqu’au jour où Serag, le cadet, découvre qu’il est des endroits dans le monde où les hommes se lèvent à quatre heures du matin pour aller au travail. Il veut travailler et décide de bannir la léthargie ambiante : entre un frère qui ne se lève que pour manger, un père et un oncle qui ne quittent plus leur chambre, il veut voir de ses yeux ce qu’est le travail. À quoi cela peut-il bien servir... La plume virtuose d’Albert Cossery nous entraîne derechef sur les chemins de son idéal : pourquoi travailler quand on peut s’en passer ? Ainsi, ces lignes ouvrent un pan méconnu de notre inconscient qui, avec un peu d’humour, s’avoue qu’un tel conte surréaliste baigne dans le coton savoureux d’un mirage impossible que l’on rêve de mettre en application, tel Alexandre le bienheureux, mais que l’on ne parvient pas à admettre totalement.


La Violence et la dérision (Première parution : Julliard, 1964)
Pour faire place nette, le gouverneur de la ville a décidé de traquer les mendiants et les prostituées. Mais une société secrète ne l’entend pas de cette oreille et met sur pied un plan diabolique de contre-attaque. Ainsi, l’arme choisie est le verbe, la manière, la dérision, et le cocktail secoué par un Albert Cossery caustique donne une aventure hors norme. Car l’union faisant la force, l’équipée multicolore regroupe un trafiquant analphabète, un dandy qui ne possède qu’un seul costume, une prostituée, une vieille folle, mère d’un professeur qui apprend aux enfants à ne pas faire confiance aux adultes... bref tout un cheptel hétérogène qui devra apprendre à s’entendre pour mener à bien son projet en veillant à éviter toute violence car, une fois le bourreau disparu de la scène politique il ne servirait à rien de le transformer en martyr, sauf à proroger le cycle de l’imposture en servant aux générations futures un glorieux exemple de sacrifice, que personne n’aura l’intelligence de juger inutile.

Une ambition dans le désert (Première parution : Gallimard, 1984)
Située dans un émirat imaginaire qui vit en paix grâce à l’absence de pétrole, l’histoire va s’emballer à cause d’un mouvement révolutionnaire qui vient mettre en péril la sérénité de ce pays qui baigne dans une douce tranquillité, bercé par les plaisirs, la paresse, le haschisch et l’utopie. Albert Cossery signe ici un livre à charge. Il règle ses comptes avec les monarchies pétrolières animées par l’inépuisable logique de l’argent et de l’oppression. Il sait son héros, Samantar, convaincu que la pauvreté d’un pays était sa seule sauvegarde contre les rapaces, armés ou non, qui n’attendaient qu’une promesse de profit pour partir à sa conquête, le dépecer et le pourrir ; et il remerciait le ciel d’être né sur une terre désertique, démunie de toutes matières premières rarissimes et assez rebutante pour décourager les âmes mercantiles.

Samantar va se dresser contre ce système de valeurs basé sur uneimmense fraude. Prophétique, Cossery chronique la mort annoncée de toute une région dans un style toujours aussi policé qui pointe les illusions perdues et l’idéal oublié des hommes enclins à l’orgueil. Sans être moraliste, Albert Cossery n’a de cesse de dénoncer les travers de ces sociétés serviles qui trahissent leurs peuples au lieu de veiller sur eux.

Les Couleurs de l’infamie (Première parution : Joëlle Losfled, 1999)
Dans Le Caire d’aujourd’hui, dans un pays où rien ne bouge et où chaque classe sociale demeure prisonnière de son statut mais affronte le destin avec rires et sarcasmes, Ossama, qui n’est pas un voleur légaliste tel que ministre, banquier, affairiste, spéculateur ou promoteur immobilier mais un joueur épris de futilité, un pickpocket qui s’amuse à détrousser les membres du "Club des notables", met la main sur une lettre compromettante. Un promoteur immobilier trempe dans un scandale politique et financier. Que faire : user de cette arme pour le faire changer et tenter d’inverser le cours des choses ? Ou laisser faire et mépriser encore un peu plus ce système corrompu érigé en modèle ? 
Face à un tel dilemme, la plume incisive d’Albert Cossery stigmatise les nervures qui saignent l’âme égyptienne et contribuent à enfoncer un peu plus le pays dans un obscurantisme pervers et à faire oublier jusqu’à l’existence même de ses habitants pliant sous un certain fatalisme. 

La multitude humaine qui déambulait au rythme nonchalant d’une flânerie estivale sur les trottoirs défoncés de la cité millénaire d’Al Qahira semblait s’accommoder avec sérénité, et même un certain cynisme, de la dégradation incessante de l’environnement. On eût dit que tous ces promeneurs stoïques sous l’avalanche incandescente d’un soleil en fusion entretenaient dans leur errance infatigable une bienveillante complicité avec l’ennemi invisible qui sapait les fondements et les structures d’une capitale jadis resplendissante.

Nostalgique et lucide, Albert Cossery n’aura, toute sa vie durant, fait que dépeindre les embûches qui font parfois chuter les nantis, et rebondir les esprits libres et fiers, pour peu qu’il soient dotés d’un minimum d’humour et de reconnaissance... 
Comme autant de Cours des miracles, ses livres sont des odes à la vie, dans la démesure d’une passion dévorante pour l’étincelle de malice qui brille dans la pupille des exclus, ces seigneurs désespérés du néant.

François Xavier

Lire aussi la chronique consacrée au tome I.

Albert Cossery, Œuvres complètes - Tome II : Les Fainéants de la vallée fertile ; La Violence et la dérision ; Une ambition dans le désert ; Les Couleurs de l’infamie, Joëlle Losfeld octobre 2005, 624 p. - 22,50 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.