"Les conspirateurs" de Frederic Prokosch sont victimes des symboles

Croisé jadis par le biais des Hasards de l’Arabie heureuse, le nom de cet écrivain atypique ne m’était pas inconnu ; j’ai donc ouvert avec appétit cette nouvelle publication. De Prokosch l’on pourrait, non pour le classer mais plutôt pour aider ceux qui n’ont pas encore eu la chance de le lire, de succomber à la tentation et d’y prendre plaisir, on pourrait, donc, le rapprocher de Paul Bowles, l’auteur du merveilleux Un thé au Sahara, tant l’orientalisme - géographique et littéraire, voire philosophique - s’applique aux deux hommes qui savent décortiquer les diverses danses de l’amour dans l’éther des passions humaines. Ici, la toile de fond qui sert à peindre l’étude, serait un roman d’espionnage qui se situe au Portugal au début de la Seconde guerre mondiale.


Mais, en dépit d’une exceptionnelle qualité littéraire, tant dans le style que dans la précision du vocabulaire employé, si rare chez les auteurs contemporains (les voiles faseyaient, une voix propitiatoire...), nous ne sommes cependant pas dans L’espion qui venait du froid ou On n’a pas toujours du caviar, les deux maître-étalons des romans d’espionnage. Le thème choisi n’est qu’un prétexte, une manière polie d’aborder des sujets délicats et dangereux ; ainsi Prokosch nous plonge-t-il dans un univers cosmopolite par l’entremise du Lisbonne de ces années-là où toute l’Europe tente de se réfugier, plateforme étroite mais libre sur laquelle chacun cherche à retrouver son équilibre - financier, moral, physique - avant de rebondir, qui vers le Brésil, l’Afrique ou les Amériques. 
Alors les personnages seront forcément hauts en couleurs à l’image du héros, Vincent Van der Lyn, révolutionnaire hollandais, utopiste et rancunier, qui, une fois évadé de sa prison, entreprendra de rechercher celui qui l’aurait trahi afin de le tuer, comme il sied à tout traître... Mais les choses ne seront pas aussi simples, ne serait-ce que par l’apparition de la belle Irina, jeune femme russe perdue dans la tourmente des sentiments, déchirée par des choix impossibles qui s’offrent à elle en ces temps de guerre mondiale...


N'oublions pas que l’Europe tombait en décadence et que pour certains tout semblait gagné par la pourriture : frontières, parlements, églises, partis politiques, barrières sociales, idéalisme de pacotille ; la peinture totalement laide, la littérature désormais à la dérive, le journalisme forcément minable, etc. Mais dans cette apocalypse totale, la poésie demeure et l’écrivain américain sait ponctuer son récit de descriptions et d’envolées lyriques qui, en contre-pied de l’action, offrent une profondeur de champ au lecteur qui se voit alors happé par la scène et entrer totalement dans la situation. On entend, on sent, on respire comme si l’on y était... "Il flottait une odeur de crevettes frites. Quelqu’un jouait du Scarlatti à l’intérieur d’une maison. Une colonne de fourmis traversait l’allée. Un enfant poussait des cris."


Portés par leurs illusions, quand les plus pauvres dorment dans des grottes sur la plage, les derniers représentants de l’aristocratie se sabordent au casino et les romantiques tentent de raisonner pour savoir comment s’en sortir : "Une seule chose nous sauvera. Le feu divin des gens. Des mots comme Liberté ne nous sauveront que lorsqu’ils seront tournés vers l’avenir, et non vers le passé. Quand ils seront tournés vers l’action, et non vers le souvenir."
Poignant, fulgurant et renversant à la fois, ce roman d’une autre époque (qui, de nos jours, sait encore écrire de la sorte ?) porte en lui le dessein des Hommes en posant, une fois encore, une fois pour toutes, la seule question qui vaille : et l’amour ? Serait-il devenu un curieux mal des temps modernes, se questionne Hugo, le traitre poursuivi sans relâche mais qui semble ne pas vouloir s’en rendre compte, lui qui voit dans cette folie romantique absurde qui les afflige tous une porte s’ouvrir pour une fuite possible, s’échapper par la dépravation ? Car, affirme-t-il, elle "se nourrit de cela même qui fait la dignité des hommes. L’imagination. L’idéalisme" qui sont, en effet, à l’origine du début de l’ulcération, de la putréfaction. Voilà, crie-t-il presque hors de lui, l’origine de tout le pathétique désespéré...


François Xavier


Frederic Prokosch, Les conspirateurs, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patrice Repusseau, Gallimard, coll. "Du monde entier", mai 2011, 314 p. - 23,50 €

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