Le soleil noir de Dalibor Frioux : "Brut"

Puisque nous n’adhérons pas au résultat du Goncourt 2011 et souhaitons réparer un oubli, nous décernerons le Goncourt bis 2011 à un jeune auteur, dont c’est aussi le premier roman, Dalibor Frioux pour Brut ! À défaut de chèque, de repas offert ou de toute autre considération bassement matérielle, nous lui offrons notre éternelle reconnaissance et des milliers de lecteurs supplémentaires qui, mettons notre main au feu, s’empresserons de cliquer sur le bouton d’amazon.fr pour se faire livrer au plus vite cet extraordinaire roman qui survole, et de loin, le roman populaire intelligent qui se veut la définition du Goncourt du XXIe siècle...


Voici donc un auteur qui se signale par son style enlevé aux frises d’un lyrisme à la musique enivrante qui transporte le lecteur vers cette Norvège de la fin du siècle, hautaine, riche à milliards de la vente de son pétrole et des dividendes que génère son Fonds souverain. Une Norvège totalement autonome qui se permet d’être écologique grâce à une "électricité souveraine, transparente et fraîche" tirée de ses lacs et cascades.
Nous suivrons trois personnages : Jensen, le constructeur de barrages qui finirait bien sa carrière comme membre du Nobel ; Henryk, un professeur de philosophie qui s’est perdu dans la politique et tente de piloter le Fonds avec un reste d’éthique en poche, fiancé à la fille de Katrin, grande bourgeoise, ancienne mannequin internationale à la beauté étincelante. Dans ses jeunes années de labeur (sic), elle s’offrait parfois un amant lors d’un voyage, juste pour le plaisir car elle "trouvait plus sincère d’être juste consommée. Dans l’épaisseur de la vitrine où elle était placée, la pénétrer était le plus sûr moyen de ne pas la toucher.


Plus tard, elle jeta son dévolu sur celui dont elle pensait qu’il allait faire son bonheur - et leur fortune - alors elle offrit aux mains travailleuses de Karl "les broderies, les dentelles et les transparences des sous-vêtements de charme qui étiquetaient naïvement la valeur ajoutée des femmes, alertaient le visiteur du soir sur le dénivelé à venir, préparaient ses doigts à la soie génitale, rappelaient dans des vagues rouges et noires de polyamide les tourbillons d’hésitations surmontées et de pudeurs alarmées qui lui valaient d’être là." Le temps s’arrêta, le destin tourna la tête, prude mais conscient des événements. Si bien que "si elle ne cessait de le caresser, elle perforerait son derme ; si elle ne cessait de lui dire « je t’aime », il deviendrait fou ; si elle le laissait la féconder, les grossesses répétées détruiraient son corps ; s’ils parlaient toujours, ils n’auraient plus rien à se dire ; s’ils ne cessaient de dormir, ils tomberaient en poussière. Elle découvrait la voie étroite de l’amour."


Or, que peut l’amour face au pétrole ? Que peut une idée, une éthique, une morale face à la force dévastatrice de l’argent facile ? Même l’église, "majestueuse baignoire blanche dont le seul aspect récuré apaisait l’âme" ne suffisait plus. Car c’est bien le pétrole qui a pris le pouvoir sur les esprits, les Norvégiens sont devenus dépendants de toutes les aides, facilités et autres convenances sociales d’un pays qui a trop d’argent... "Ce liquide les commande, les émeut plus qu’ils ne sauraient dire, au-delà de ses performances énergétiques. Mêlant lait et merde, le pétrole donne un pouvoir qui les dispense aussi bien de vivre dans leur corps que de se rappeler qu’ils sont sortis d’une femme. Le lait seul impliquerait la gratitude et la dépendance ; justement, la merde lui enlève sa couleur et son odeur douceâtre. L’excrément seul impliquerait une histoire, une perte, un déchet ; justement, le lait le rend nourricier, énergisant." Et les voilà lancés vers cette pulsion de mort patente qui va faire chanceler le paradis...


À l’approche des élections, les populistes s’en donnent à cœur joie, les immigrés deviennent des bouc-émissaires, les réserves sujettes à caution, les jeunes frappés à mort par un fléau invisible : la belle machine semble se détraquer de l’intérieur... Un parallèle insidieux s’invite alors dans la lecture, on ne peut s’empêcher de penser à nos propres élections de 2012, à notre confort insolent, à notre richesse face aux trois quarts du monde qui se meurt, en partie par nos pillages incessants... 


Fable moderne, Brut est le miroir de nos décadences bourgeoises, de nos peurs enfouies sous les ONG que l’on envoie sillonner le monde pour nous donner bonne conscience et continuer nos larcins... Total-Gabon n’est pas aussi puissante que le Fonds du roman, mais la basse besogne, qu’elle renferme dans ses archives, accomplie au fils des ans fait froid dans le dos... L’homme est bien trop faible pour réaliser son humanité, et le pétrole est son adjuvant. "Et qu’est-ce qu’à été Dieu, enfin ? La preuve est faite que la dignité, les droits de l’homme, la liberté pour tous ne sont que d’autres noms du pétrole, et que la réalisation de toutes nos virtualités a dû l’attendre et finira avec lui. Avec le sous-sol, plus besoin de sous-hommes."


Enfin, ultime pirouette réussie avec l’élégance du débutant, la fin qui ne s’effiloche pas vers l’impossible, qui ne s’étire pas dans toutes les directions, qui ne se referme pas sur un couac laissant le lecteur deviner et faire le travail ; non, la fin claque comme l’envoi qu’elle doit toujours être, que ce soit une nouvelle ou un roman de cinq cents pages. Pierre Béarn, notre regretté centenaire et dernier maître du texte court savait que tout est dans la fin ; Dalibor Frioux n’a rien à envier à son aîné, son épilogue rebondit, fait pousser l’ultime souffle, peint le dernier tableau dans une grande et dernière envolée qui scelle définitivement le propos et l’envoie au firmament des Lettres !


François Xavier


Dalibor Frioux, Brut, Seuil, coll. "ruban rouge", août 2011, 491 p. - 21,50 €

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