Mémoires d’en face ou "La fiançée libanaise" de Richard Millet

Pour se jouer des aléas et confondre les
sots, Millet pousse le plaisir jusqu’au moindre détail : il n’y a pas inscrit
roman sur la couverture, le narrateur évoque La confession
négative, parue en 2009, alors ce serait autobiographique ? Certes non,
puisque celui qui tient la plume se nomme Pascal Bugeaud et que les autres
livres dont il avoue la paternité ne sont pas ceux de Richard Millet, même si
l’on peut deviner dans le jeu des synonymes certains titres. Alors ? Oui, c’est
une confession qui relève du jeu de pistes où le lecteur devra trouver son
chemin parmi des tableaux aux miroirs nombreux qui ne nous renvoient pas que les
questionnements de l’auteur/narrateur mais bien, aussi, ceux de notre condition.
On s’en amuse très vite, on savoure ces mises au point contre
l’uniformisation de la pensée, la vulgarité singulière affichée par d’aucuns, la
bêtise crasse, cette mode de classification des uns et des autres en deux
catégories, les gens sympa et les autres, comme si tout pouvait se
simplifier dans un seul rangement binaire, découlant du célèbre Avec ou
contre moi prononcé par George W. Bush au lendemain du 11-Septembre... Exit
la culture, mort annoncée de la littérature, rien de moins !
Misanthrope à raison, Pascal Bugeaud se retire un été à Siom, après le décès de sa mère, dans une veille maison louée pour l’occasion, et s’amuse à jouer à cache-cache avec une étudiante libanaise qui vient s’enquérir de la place de la femme dans son œuvre. Sa sœur la reçoit pendant qu’il espionne les conversations dans sa chambre et laisse les réminiscences s’inviter dans le film qu’il se projette devant ses yeux, pour tuer le temps et vaincre l’humidité qui hante la demeure en jouissant du décor que l’ancien propriétaire devait penser "éternel mais qui faisait ressembler aujourd’hui ce lieu à un hypogée d’où l’on s’étonnait de pouvoir ressortir sans avoir été happé par des voix souterraines."
Car il y a bien un cimetière pour les voix croisées tout au long de sa vie, un sanctuaire où elles reposent, elles aussi, comme les corps qui les ont produites pourriront un jour l’autre, après l’ultime étape de cette vieillesse sans laquelle nous ne pourrions accepter la mort, car elle nous apportera le "dégoût du présent que donne le sentiment d’avoir fait son temps" et nous libèrera de "la perte de l’enfance [qui] nous serait aussi insupportable que la conscience perpétuelle de notre mort, même en considérant que celle-ci sera, d’une certaine façon, l’ultime extase de l’enfance, selon le principe d’un juste destin des choses et, [pour le narrateur], la certitude, dès ce bas monde, d’un équilibre entre les douleurs et les joies qui est une des vraies manifestations de la justice, ici-bas."
Richard Millet est donc le fantôme de ce
livre qui, par l’entremise d’une liasse de papiers, parviendra à s’approcher de
vous, gardant ses distances, sa répugnance des contacts physiques et sa peur
d’être réduit en cendres, guidé hors de son royaume d’ombres et d’illusions par
le côté féminin de tout un chacun qui saura alors lui pardonner ses errements...
C’est donc bien de lui qu’il s’agit, finalement, de cet écrivain solitaire, ce
funambule que l’on traite de pauvre type sans comprendre quoi que ce soit à son
parcours, à ce combat mené contre lui-même depuis la sortie de l’enfance
sacrifiée "sur la pierre de la puberté et de la
chiennerie humaine", invitant les filles dans cette danse macabre
vouée à l’échec, hormis la dormeuse du Paris-Lausanne dont la poitrine se dénude
au rythme de son sommeil agité, ou celles qui, comme Mathilde, Violetta ou
Sahar, sont "douées non pas d’instinct maternel mais d’un
pouvoir de consolation qui n’est peut-être rien d’autre que le refus de tuer
commun aux hommes et aux femmes auxquels la vie, comme on dit, n’a rien offert
de bon", auront la possibilité de le sauver du précipice qu’il côtoie
chaque jour dès le levé, marchant sur le câble tendu au-dessus du volcan...
Fasse que jamais il ne tombe.
François Xavier
Richard
Millet, La fiancée
libanaise, Gallimard, coll. "Blanche", octobre 2011, 354 p. - 20,00
€
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