Mémoires d’en face ou "La fiançée libanaise" de Richard Millet

Il faut savoir goûter la langue de Richard Millet, un met à savourer sans modération aucune dans la musique de ses phrases sans fin, mélodieuses et envoutantes. Oui, il faut revenir à Richard Millet comme on recouvre le jardin de son enfance et oublier les travers et autres aléas qui ont conduit à la polémique. Richard Millet n’a pas la langue sans sa poche et s’est parfois égaré, mais qui serions-nous pour lui lancer la première pierre ? Pas d’amalgame ni de procès en sorcellerie ; quoique votre serviteur aussi s’est éloigné quelques temps après un coming out bien inutile. Qu’avait-il besoin de révéler sa participation à quelques coups tordus pendant la guerre du Liban ? Pris dans le tourbillon de l’Histoire, il s’est laissé entraîner, s’est perdu sur les chemins d’une gloire imbécile qui tua tant d’innocents... Alors oui, tout comme l’on doit lire Céline et donc séparer l’œuvre de son auteur, l’on doit revenir à Richard Millet car il est l’une des pierres angulaires des Lettres françaises contemporaines, et nul doute qu’il s’enracinera dans le temps et que ses écrits seront encore lus dans les siècles futurs... quand ses détracteurs, comme Pierre Assouline, seront retournés au vide dans lequel ils évoluent et s’en glorifient...


Pour se jouer des aléas et confondre les sots, Millet pousse le plaisir jusqu’au moindre détail : il n’y a pas inscrit roman sur la couverture, le narrateur évoque La confession négative, parue en 2009, alors ce serait autobiographique ? Certes non, puisque celui qui tient la plume se nomme Pascal Bugeaud et que les autres livres dont il avoue la paternité ne sont pas ceux de Richard Millet, même si l’on peut deviner dans le jeu des synonymes certains titres. Alors ? Oui, c’est une confession qui relève du jeu de pistes où le lecteur devra trouver son chemin parmi des tableaux aux miroirs nombreux qui ne nous renvoient pas que les questionnements de l’auteur/narrateur mais bien, aussi, ceux de notre condition.
On s’en amuse très vite, on savoure ces mises au point contre l’uniformisation de la pensée, la vulgarité singulière affichée par d’aucuns, la bêtise crasse, cette mode de classification des uns et des autres en deux catégories, les gens sympa et les autres, comme si tout pouvait se simplifier dans un seul rangement binaire, découlant du célèbre Avec ou contre moi prononcé par George W. Bush au lendemain du 11-Septembre... Exit la culture, mort annoncée de la littérature, rien de moins !


Misanthrope à raison, Pascal Bugeaud se retire un été à Siom, après le décès de sa mère, dans une veille maison louée pour l’occasion, et s’amuse à jouer à cache-cache avec une étudiante libanaise qui vient s’enquérir de la place de la femme dans son œuvre. Sa sœur la reçoit pendant qu’il espionne les conversations dans sa chambre et laisse les réminiscences s’inviter dans le film qu’il se projette devant ses yeux, pour tuer le temps et vaincre l’humidité qui hante la demeure en jouissant du décor que l’ancien propriétaire devait penser "éternel mais qui faisait ressembler aujourd’hui ce lieu à un hypogée d’où l’on s’étonnait de pouvoir ressortir sans avoir été happé par des voix souterraines."


Car il y a bien un cimetière pour les voix croisées tout au long de sa vie, un sanctuaire où elles reposent, elles aussi, comme les corps qui les ont produites pourriront un jour l’autre, après l’ultime étape de cette vieillesse sans laquelle nous ne pourrions accepter la mort, car elle nous apportera le "dégoût du présent que donne le sentiment d’avoir fait son temps" et nous libèrera de "la perte de l’enfance [qui] nous serait aussi insupportable que la conscience perpétuelle de notre mort, même en considérant que celle-ci sera, d’une certaine façon, l’ultime extase de l’enfance, selon le principe d’un juste destin des choses et, [pour le narrateur], la certitude, dès ce bas monde, d’un équilibre entre les douleurs et les joies qui est une des vraies manifestations de la justice, ici-bas."


Richard Millet est donc le fantôme de ce livre qui, par l’entremise d’une liasse de papiers, parviendra à s’approcher de vous, gardant ses distances, sa répugnance des contacts physiques et sa peur d’être réduit en cendres, guidé hors de son royaume d’ombres et d’illusions par le côté féminin de tout un chacun qui saura alors lui pardonner ses errements... C’est donc bien de lui qu’il s’agit, finalement, de cet écrivain solitaire, ce funambule que l’on traite de pauvre type sans comprendre quoi que ce soit à son parcours, à ce combat mené contre lui-même depuis la sortie de l’enfance sacrifiée "sur la pierre de la puberté et de la chiennerie humaine", invitant les filles dans cette danse macabre vouée à l’échec, hormis la dormeuse du Paris-Lausanne dont la poitrine se dénude au rythme de son sommeil agité, ou celles qui, comme Mathilde, Violetta ou Sahar, sont "douées non pas d’instinct maternel mais d’un pouvoir de consolation qui n’est peut-être rien d’autre que le refus de tuer commun aux hommes et aux femmes auxquels la vie, comme on dit, n’a rien offert de bon", auront la possibilité de le sauver du précipice qu’il côtoie chaque jour dès le levé, marchant sur le câble tendu au-dessus du volcan...
Fasse que jamais il ne tombe.


François Xavier


Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard,  coll. "Blanche", octobre 2011, 354 p. - 20,00 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.