"L'Ardeur des pierres", le voyage au Japon de Céline Curiol

Sidonie

Sidonie, jeune française noire, décide de partir à Kyoto sans vraiment savoir ce qui la pousse à faire ce voyage, sinon d'avoir quelque chose à raconter de sa vie :

"Au moment de l’achat du billet, il est probable que j’ai été convaincue qu’il était temps de réaliser quelque chose d’exceptionnel qui, lorsque je le raconterais autour de moi, provoquerait chez mes interlocuteurs un léger écarquillement des paupières, signe de la furtive admiration accordée à celle dont la vie se déroule sans prouesse, si ce n’est de conserver sa saine prévisibilité."

L'écriture de Céline Curiol nous berce d'illusions, car comme dans La Condition humaine de Malraux, le personnage que l'on croyait central et que l'on a suivi est vite oublié au profit d'une vision plus large du monde et moins focalisée, moins homogène. On ne retrouvera Sidonie qu’au travers du regard de deux autres personnages, Kanto et Yone, dans une vision complètement fantasmée de ce qu’elle représente : une noire qui ne serait pas américaine et chanteuse de jazz ? Impossible ! La barrière de la langue nourrit le fantasme et Sidonie swingue dans l’histoire comme Nina Simone... C'est l'expérience pour le lecteur d'une certaine forme d'altérité...

"Quand on ne comprend pas les choses, on les comble par l’imaginaire." 
(interview de Céline Curiol)

Kanto

Le roman de Céline Curiol s’ouvre sur la sculpture d'Isamu Noguchi représentant un homme pendu. Toute l’essence du roman est dans cette œuvre, on le sait, et dans la violence qu’elle représente. Mais, elle aussi, on l’oublie au fil des pages, se laissant bercer par l'écriture dépouillée de ce roman qui fonctionne en trompe l’œil et en  projection ; les projections que l’on se fait, des autres, de soi-même et des choses.
Kanto est à la recherche de "kamo-ichi", pierres inaccessibles, qu’il est interdit de déplacer parce qu’elles sont en voie de disparition. De son regard de jardinier japonais fasciné par les pierres (le Ryōan-ji est l'art japonais par excellence!) , Kanto va transgresser l’interdit et faire surgir l’étrange, l’étranger(e), la métamorphose.
Que se passe-t-il quand on déplace les choses ? quand on déplace les êtres ? quand on les déplace de leurs milieux naturels ?

Yone

Yone écrit des questions pour un jeu télévisé, ; ce n'est pas son idéal de vie mais cela lui permet d'échapper à la phrase lancinante qui butte dans sa tête, sans cesse, qu’il se répète encore et encore, cette phrase qui ouvrira le récit d'un meurtre célèbre, celui d'une jeune anglaise. L'écriture, qui le libèrerait, qui lui permettrait de se déprendre de cette histoire de meurtre qui l'obsède littéralement, ne naît pas.
Yone est le fils de Isamu Noguchi dont il a reçu une pierre comme seul héritage. Qui est ce père qu’il n’a pas connu et qui pourtant a été si célèbre ? Et quel est le sens de cet héritage ?

Là encore, le roman fonctionne à multiples battants. Le parcours de l’un fait écho au parcours de l’autre et c’est dans la quête de Kanto qu’on comprend le sens de l’héritage de Yone. Les personnages et leurs quêtes s’entrechoquent sans pour autant qu’ils ne se rencontrent vraiment eux-mêmes. Les cultures s’entrechoquent elles aussi, laissant entrevoir deux visions de l’art et de l’artiste : au japon, on ne transforme pas la matière, l’art réside dans ce que la nature nous donne. La nature est l’artiste. L’approche occidentale, elle, transforme le matériau. Isamu Noguchi était japonais et américain, il est au centre des choses.

L’ardeur des pierres surprend et c’est cette simplicité d’écriture même, volontiers neutre, qui donne toute sa force au récit. L’auteur réussit habilement à faire tomber les masques, et c’est avec humour qu’elle joue avec les apparences et les idées reçues :
"Il commence juste à recouvrer son calme, à s’effacer, quand un Kanto-san impérieux lui transperce le dos. Il sait qu’il lui faut se retourner. Mais il espère qu’en ne bougeant absolument pas, qu’en jouant au Japonais détaché, impavide, une ruse nationale, il parviendra peut-être à dissuader le propriétaire d’insister, par respect des coutumes étrangères."

Elodie Da Silva

Céline Curiol, L'Ardeur des pierres, Actes sud, "domaine français", août 2012, 19 euros

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