Juan Francisco Ferré, La Fête de l’âne : Terreur transgenre

Une carcasse de voiture monte au ciel, et au-delà ; elle y reste. À son bord, quatre corps déchiquetés. Cette voiture plastiquée par Gorka K., le conseiller municipal basque passé terroriste, ce caisson de mort évaporé aux cieux, n’est plus une voiture : c’est la fin de la politique, c’est l’histoire Grand-Guignol. L’effroi passé, la foule envahit le cratère creusé par l’explosion, pour en faire une piscine où l’on plonge et patauge, à la fin des Temps. Reste la mort, et sa trogne d’arlequin kitsch ; puis tout le « cortège festif et funèbre » ébranlé par Ferré dans le roman et visible littéralement lors de l’une des multiples mises à mort de Gorka, au milieu du livre.

 

Cette magistrale première scène mise à part, on s’agace d’abord au contact des phrases alambiquées, un rien sèches en dépit de leur mordant, de Juan Francisco Ferré ; c’est pour comprendre ensuite que l’auteur y a volontairement précipité, pour les faire buller comme à la surface d’un chaudron des sorcières, les poncifs du temps, et tous ses sabirs – politiques, journalistiques, religieux, publicitaires, scientifiques et littéraires. De même, on hausse parfois les épaules face au caractère convenu et artificiel de tel symbole ou allégorie, de telle cocasserie poussive ; du tiré par les cheveux tiré par les cheveux. Sans la remarquable cohérence du livre, on croirait parfois à une chasse essoufflée à la trouvaille, de poseur postmoderne, comme y invitent les multiples clins d’œil à Kafka, Kant, Sade, Nietzsche (encore une louche ?), enfin au Verbe premier – à l’Évangile, puisque le chapitre central de La Fête de l’âne parodie évidemment l’entrée du Christ dans Jérusalem au jour des Rameaux. D’ailleurs, qu’est-ce que Gorka K. ? Un idiot, objet d’outrages et de culte ;  un crétin en fait – un Christ inversé.

 

Grâce au sens de la mise en scène de Ferré, à son humour retors, on suit tout de même avec plaisir les aventures de Gorka K., ses folles métamorphoses. Il n’est pas question pour Ferré, Dieu merci, de faire, de sa Fête de l’âne, un simple réquisitoire contre un mouvement politique jugé obsolète et monstrueux (l’ETA, jamais nommé). À la faveur d’un thème politique, c’est toute notre époque, et son vertigineux bouillon verbal, qui s’invitent dans la vie en même temps picaresque et bornée, délirante et foireuse –quichottesque bien sûr – de Gorka. K. L’ambition de Ferré : faire délirer le délire, seule manière pour que celui-ci se reconnaisse lui-même – s’entende lui-même. Tout le monde n’est pas terroriste, mais tout le monde, comme Gorka K., est plus ou moins homme et femme, hyper viril et pédé, nombriliste et bras-cassé, vicelard et voyeur, bolide de sperme et de mort, lancé dans d’incessantes métamorphoses, défilé d’ombres autour d’un moi sur piédestal : « Gorka se plaisait et se désirait tout autant qu’avant, se reconnaissant parfaitement même sous une autre forme. »

 

Comme les « faux seins spectaculairement grandioses » et « le vagin resplendissant » de Gorka femme, tout ce qui vit dans La Fête de l’âne est artificiel, jouissif, brutal et obscène. Gorka est un transsexuel et un fétichiste ; et le premier venu, dans La Fête de l’âne, a des airs de personnage de série B, ou de touriste – de touriste de série B. C’est tout un carnaval cruel qui s’agite sous nos yeux, sorti des vestiges de la radicalité politique des années 70 et de l’échec des modes de vie alternatifs. Dans un chapitre imité de Mad Max, un groupe de motards et anciens babas gauchistes en virée touristique s’abat sur une jeune militante fan de Gorka isolée dans la cambrousse : le viol y prend des allures de vendetta fun-festive contre l’idéalisme écroulé. Ce n’est pas Ferré qui est de mauvais goût, c’est l’Histoire.  

 

Quel destin pour ce communiquant excessif, cet aberrant séducteur des foules – le terroriste? La page glacée d’un guide touristique. Le touriste : figure inversée du terroriste ; tous deux batifolent dans le « parc d’abstractions » cher à Philippe Muray. Le touriste traîne sa pâle carcasse autour du monde à la recherche du pays vrai, d’une authenticité inexistante ; le terroriste nationaliste, comme Gorka femme, languit après son sexe perdu, « racine secrète de la terre qui lui manquait tant ». Dans le viseur de Ferré, le nationalisme, en tant que fantasme de pureté (les discrètes références au peuple juif, à son élection, ne sont – l’a-t-on relevé ? – pas innocentes…). Un militant mort sort de sa bière, en pleine cérémonie. Qui est-il ? « L’horrible créature reconstruite, le patriote pourri, le combattant mythique, le soldat parfait de la cause ».

 

« Notre véritable nation, c’est le futur », déclare un communiqué de l’Organisation nationaliste. Autant dire que cette nation n’existe pas : le futur est écroulé. En Gorka, le futur rêve un passé de carton-pâte, en forme de pays de cocagne : « une abstraction, d’un pays abstrait et inventé. » Quant à Ferré, il pourrait dire : « Ma véritable nation, c’est le présent. » Nation par défaut. La patrie de tout écrivain, on dirait bien que ce ne puisse plus être qu’un présent flottant, où l’hystérie parasite le réel, où le mal se dilue dans une extase qui n’a rien de mystique.

 

Jean-Baptiste Fichet

 

Juan Francisco Ferré, La Fête de l’âne, traduit par François Monti, Passage du Nord-Ouest, août 2012, 294 pages, 21 €

 

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