"Cela va bientôt faire un an que j’écris dans ce cahier. Je m’étonne que cette habitude me soit restée, même si elle a connu quelques temps morts. En les feuilletant rapidement, je me retrouve comme prise dans ces pages, dans ces lignes. Celle que j’ai été, je l’ai capturée, il m’en reste cela. Je pense aux herbiers que l’on faisait avec mon père, avant."

Celle qui écrit est mère d’une petite fille. Elle perd emploi sur emploi, se fâche avec son frère et sa mère, insupportable, ne la supporte pas. Elle, trop fière, n’ose leur faire part de son dernier licenciement. Et pourtant, il faudra bien payer le loyer, acheter les fournitures pour la rentrée…

"Mon solde débiteur chez eux est de deux mille cent quarante-trois francs et soixante-sept centimes. Un peu plus d’un loyer. J’ai remonté la pente. Mais chaque dépense est douloureuse. Il faudrait pouvoir arrêter de vivre pendant deux mois, arrêter de respirer, tout arrêter, en plus être pendant deux mois, et puis réenclencher le bouton marche, pour repartir. Je ne suis pas sûre que je réenclencherais le bouton."

Pudique et dans une écriture enivrante de simplicité, Yun Sun Limet retrace les lignes d’un destin sans future. Une femme élève seule son enfant sans attendre grand chose de la vie jusqu’au jour où elle fait de façon inopinée la rencontre d’un vieux russe et d’une biographie offerte par une tante. Elle lit. A partir de là, le ton change bien que le quotidien reste aussi sordide que la fin de l’ouvrage. Elle lit. En 1993, Bérégovoy est Premier ministre, arrivé au pouvoir en venant des fins fonds de la France de nulle part. Ils ont en commun des origines russes, ce qui les rapproche dans son optique à elle qui restera dans le nulle part. De sa lecture, elle retiendra quelques phrases. L’une, traduit son ascension à lui, pense-t-elle : « L’humilité doit être une force et la conscience que l’homme prend d’elle doit être un orgueil. Les siècles passés en ont fait une raison de croire et de se soumettre ; nous devons en faire une raison de croire et d’agir. », l’autre, elle ne la comprend pas : « Souveraineté politique du peuple et justice sociale sont donc deux notions et deux tâches indissolublement unies ».

Cahiers bleu, jaune, vert, rouge ou violet ponctue l’avancée de la narratrice dans la liqueur sombre de l’écriture au cours de ses journées glauques où la perte du courage est contrée par l’amour de son enfant. Troisième roman de l’auteur, 1993 est une pure merveille ! A savourer délicatement.

Murielle Lucie Clément

Yun Sun Limet, 1993, La Rue de Russie, 2009, 172 pages, 14 €