Les frondaisons de L’Arbre Vengeur

L’Arbre Vengeur, la maison girondine au nom énigmatique, s’impose depuis quelques années comme l’éditeur des redécouvertes nécessaires, et les deux derniers fruits qui viennent de mûrir à l’ombre de ses frondaisons ne démentiront pas ce constat.

 

Le premier est un récit bref (70 pages à peine) mais particulièrement troublant. Othon et les sirènes du Genevois Pierre Girard (1892-1956) nous transporte dans une atmosphère voisine de celle de Jean-Pierre Martinet, cruauté et folie en moins. Revenu séjourner dans la « pension Rothmer » qui l’avait accueilli trois ans auparavant, un jeune homme que l’on suppose répondre au prénom d’Othon égrène les flirts et finit par découvrir la passion à travers les personnages féminins qui hantent ce lieu improbable. Dit ainsi, cela ne casse pas des briques. Mais il suffit de s’installer dans la petite musique de Girard – ce qui vient très vite à peine franchi le premier paragraphe – et de se laisser porter au gré des scènes aux demi-teintes surréalistes qui ponctuent sa narration. La prose de Girard est une rareté. Émaillée de métaphores inattendues qui font mouche à chaque coup, elle envoûte du dedans et vous possède moins par la force que par son charme très délicat. Les péripéties passent donc rapidement au second plan et cèdent le pas à l’amble des mots qui sautillent, de l’ironie au doux-amer, du cocasse à la lucidité drue. Et dire qu’il est des scribouillards qui en une vie n’arrivent pas à torcher une phrase comme il en foisonne par dizaines dans ce mince volume !

 

Si on s’extrait avec un sentiment de plénitude d’Othon et les sirènes, on sort par contre du Brouillard d’Henri Beugras (1930) avec un reste de malaise qui poigne entre plexus et myocarde. Le récit est ici saturé d’opacité et d’angoisse. La référence à Kafka paraît immanquable à l’abord d’un texte qui commence dans une Absurdie digne d’un épisode de la Twilight Zone. C’est l’histoire d’Isidore Duval, qui s’endort dans un train, dont on ne sait où il doit le mener au juste, en tout cas loin de la « capitale ». C’est l’histoire d’Isidore Duval qui émerge de son sommeil sans rêve pour débarquer dans la gare d’une petite bourgade inconnue, baignant dans la brume. C’est l’histoire d’un inconnu, voué à le rester, et qui va disparaître, englouti par le non-sens d’une petite ville-piège, animée par un carnaval continu et où les mâles n’ont pour s’égayer qu’un bordel aussi glauque qu’onéreux. C’est une histoire de fou, de folie plutôt, où l’on patine et s’embourbe à son corps consentant, puisqu’il n’y a pas d’autre issue. Édité sous pseudonyme en 1963, Le Brouillard n’a, malgré les décennies, rien perdu de sa puissance de fascination. À s’y égarer, on dépasse rapidement la réminiscence du Château pour débusquer plutôt la référence aux camps de la mort et aux atrocités du XXe siècle. Elle point, puis se dérobe, réapparaît ici où là, s’évanouit aussitôt, nous laissant dans la seule proximité possible qu’une telle littérature peut entretenir : celle du désarroi absolu.

 

Frédéric Saenen

 

Pierre Girard, Othon et les sirènes, septembre 2012, 80 pp., 9 €. / Henri Beugras, Le Brouillard, janvier 2013, 160 pp., 12 €. Tous deux à l’enseigne de L’Arbre Vengeur.

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6 commentaires

Il y a quelques jours, un débat animé a eu lieu ici même sur le Salon, à propos d’un livre publié par une maison douteuse qui n’a d’édition que le nom. A cette occasion, Joseph Vebret affirmait très pertinemment que "la crédibilité d'un auteur passe aussi par celle de son éditeur." Il faisait ainsi référence à la mauvaise image de la maison en question, qui affecte nécessairement les livres qu’elle publie. Eh bien, avec L’Arbre vengeur, la réciproque est tout aussi vraie ! Cet éditeur peu connu, grâce à ses trouvailles et à son exigence, fait honneur à la profession. Et, par un merveilleux préjugé que j’assume tout haut (je me base aussi sur le calcul des probabilités) je suis convaincu que les deux livres dont il est question ici sont d’excellents romans… Ou comment juger un livre sans l’avoir lu…

auteur flagorneur cherche éditeur subjugué ? 

Eh bien non, pour la bonne et simple raison que je suis désormais sous contrat avec un agent littéraire et que, de ce fait, ce n’est plus moi qui drague mes éditeurs - et mes éditrices surtout - le soir au coin des bois. Par ailleurs, tout le bien que je pense de L’Arbre vengeur est à considérer du point de vue du lecteur que je suis (et je me targue d’être meilleur lecteur qu’auteur). Car, malgré ses qualités, cet éditeur n’est pas vraiment connu pour faire la fortune des écrivains qu’il publie, et puisque je ne vis que des mes droits d’auteur depuis plus de dix ans, l’amour que je porte à L’Arbre vengeur demeurera purement platonique…

On murmure pourtant qu'Eric Chevillard a pu s'offrir une résidence secondaire avec les droits d'auteur de l'Autofictif (un volume par an aussi...) mais tout cela n'est que rumeur... Quant à la fortune, elle arrive parfois inopinément. Merci pour vos remarques, elles nous font plaisir, surtout venant d'un bon auteur.  Et vive l'amour, platonique ou non !      (L'Arbre vengeur)

Puisqu'on a l'éditeur sous la main, j'aimerais bien que vous nous disions pourquoi "vengeur" ?

Il n'y a qu'à nous croiser pour comprendre. Avec les têtes que le bon Dieu nous a donnés, on n'a jamais eu que deux envies : grimper dans un arbre ou nous venger de notre disgrâce. Et depuis dix ans nous vengeons, vengeons, vendangeons aussi un peu.
Mais il pourrait y avoir une autre explication...