Emmanuel Steiner : "Préférer ne pas"

Il n’est pas fréquent de voir apparaître, de façon concomitante, une collection littéraire et, en son sein, un jeune auteur au talent fort abouti. Pourtant, lorsque d’ici quelques décennies l’on redécouvrira ses premiers textes divulgués, il se dira qu’Emmanuel Steiner est né à la publication en même temps que la maison d’édition qui l’accueillait.


Les Chroniques du çà et là portent un nom riche de ces hasards dont les surréalistes nous ont appris qu’ils étaient en fait des rendez-vous. Et les personnages qui peuplent l’imaginaire de Steiner correspondent à merveille à ce parti pris de dispersion et de décorticage par le menu que laisse entrevoir son éditeur.


Les « personnages » ? Plutôt les prête-noms, ou mieux encore, les prête-pronoms. Dépourvues de majuscule, sans véritable densité physique, les silhouettes floues que sont « elle » ou « il » se trouvent systématiquement présentées en situation, dans la synchronie de leur questionnement sur elles-mêmes. Qu’elles aient décidé, par arrêt arbitraire, de pratiquer le coït, de s’émasculer, de tourner le dos à leur domicile et à leur vie, de se faire seppuku, de détruire le chef-d’œuvre qu’elles viennent d’achever ou de changer de nom, les voix à peine incarnées qui traversent ce recueil n’ont en commun que de manifester la volonté d’un suprême renoncement. Et ce, sans lyrisme outrancier : après avoir esquissé une mise à plat de leurs objectifs ou entamé un vague projet de confession intime pour développer leurs raisons, les voilà le sexe tranché au creux de la main, le sabre fouaillant leurs entrailles fumantes, ou arpentant une rue, direction l’horizon désert.


Chaque entité de Steiner pourrait faire sienne l’impression suivante, que l’une d’entre elles verbalise ainsi : « les événements extérieurs glissent sur lui, à moins que ce ne soit lui qui glisse à l’extérieur des événements, il ne saurait le dire avec précision, la seule chose dont il soit sûr, c’est d’un certain nivellement des valeurs. » Il ne s’agit en rien de valeurs morales dans ces pages, cette dimension en semblant d’ailleurs évacuée au plus grand bénéfice de la littérature pure ; mais de valeurs mathématiques des sensations, des émotions, des destinées, qui avoisinent dangereusement le zéro. À un tel stade, l’annulation du désir et des ambitions permet le ressourcement absolu, ou du moins procure-t-elle un sentiment d’indifférence libérateur, une jubilation mutique.  


Les fantômes de grands aînés planent sur ces Nouvelles bartlebyennes, à commencer par celui du fascinant personnage créé par Melville. Mais il y a aussi, « çà et là », une tonalité qui rappellera aux férus du genre l’acidité d’un Jacques Sternberg et le surréalisme à froid de certaines plumes japonaises contemporaines. Dans un style limpide, qui tire ses effets majeurs de son total dénuement d’affect, Steiner reformule la sempiternelle réponse : « Je préfère ne pas » par un questionnement : « et si la finalité de tout écrivain ou créateur en général était de viser à la cessation de son activité ? »

Ses épures minimalistes démontrent qu’à l’alternative entre espoir et désespoir, s’ajoute une troisième voie, très simple : celle de la vie immédiatement sondée.


Frédéric SAENEN


Emmanuel Steiner, Nouvelles bartlebyennes, octobre 2013, Chroniques du çà et là, 95 pp., 10 euros

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